12 juin 2020

Comédie Française, « Angels in America » pour un nouveau millénium ?

La Comédie Française a présenté, Salle Richelieu début 2020, « Angels in America » de Tony Kushner (né en 1956), dans une mise en scène du cinéaste Arnaud Desplechin Le spectacle est magnifique, d'une intelligence et d'une force étourdissantes. On en espère des reprises...

Comédie Française, « Angels in America » pour un nouveau millénium ?

12 Juin 2020

La Comédie Française a présenté, Salle Richelieu début 2020, « Angels in America » de Tony Kushner (né en 1956), dans une mise en scène du cinéaste Arnaud Desplechin Le spectacle est magnifique, d'une intelligence et d'une force étourdissantes. On en espère des reprises...

Angels in America a été créé en 1991 à San Francisco. La pièce, qui a connu plusieurs reprises internationales, a obtenu en 1993 le prix Pulitzer et un Tony Award. Le public français a reçu un choc en la découvrant en 1994 au Festival d’Avignon puis au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, dans une mise en scène mémorable de Brigitte Jacques-Wajeman.  Le compositeur hongrois Péter Eötvös en a fait un opéra aux sonorités envoûtantes au Théâtre du Châtelet en 2004, avec notamment Barbara Hendricks, Julia Migenes et le ténor Topi Lehtipuu, dans une mise en scène de Philippe Calvario et des décors de Richard Peduzzi (Péter Eötvös a également adapté à l’opéra Les trois sœurs d’Anton Tchekhov, en 1998).

Tony Kushner  se présente comme « un juif, homosexuel et marxiste ». La pièce est sous titrée  Une fantaisie gay sur des thèmes nationaux , et mêle les registres comique et tragique. Elle reflète toutes les facettes de l’auteur dans un foisonnant tableau des années 80, bouleversant et dérisoire, effrayant et lumineux. La traduction de Pierre Laville, pour cette entrée au Répertoire de la Comédie Française, restitue toute la puissance et la troublante étrangeté du texte. Arnaud Desplechin revient pour la deuxième fois dans la Maison de Molière, après y avoir monté Père de Strindberg en 2015. Il affirme que la pièce est sauvage, il veut aussi « qu’elle soit belle, et offre le merveilleux ».

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« un juif, homosexuel et marxiste »

La Comédie Française

Un miroir baroque des années 80

Angels in America est composé de deux parties , qui peuvent être jouées sur deux représentations,  Le Millénium approche et Perestroïka, mais qui se suivent ici dans un même spectacle, avec un beau travail de concision préservant l’essence et la richesse de l’œuvre. L’idée du millénium porte en elle  une mutation et un ordre nouveau. Il s’agit en effet du règne d’un messie pour une période de mille ans, en attendant un autre sauveur : l’action d’Angels in America se passe aux États-Unis durant les années 80, en pleine épidémie du sida.

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Cette renaissance trouve des échos dans la chute du mur de Berlin, dont Hannah, qui parait plus apaisée, lit l’annonce dans un journal, en compagnie d’homosexuels.

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Le sida serait-il alors une autre forme de la crucifixion, dans la métaphore du sang versé/sang contaminé, comme un sacrifice pour l’humanité ?

Prior Walter a été atteint par le virus, et il voit des anges. Dans une conception à rebours de celle des puritains de l’époque, qui pensaient que cette maladie était un châtiment divin, la pièce suggère de façon poétique que le fléau pourrait annoncer un rédempteur. L’Ange désigne Prior comme un nouveau prophète. Le sida serait-il alors une autre forme de la crucifixion, dans la métaphore du sang versé/sang contaminé, comme un sacrifice pour l’humanité ? L’Ange dit à Prior « Je suis ton cœur blessé. La vie dans un monde tout couronné de plaies ». Cette sublimation de la maladie, où se mêlent l’humour et le spectaculaire, évoque le théâtre de Copi (1939 -1987) dont la Comédie Française a monté en 2001 l’ultime pièce, Une visite inopportune, avec Eric Génovèse, éclatant dans le rôle de Cyrille. Ce spectacle, dont le texte illustre aussi les années sida, a été présenté à Nantes au Grand T (alors Espace 44) en novembre 2002.

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Le sida rejoint tout le contexte d’une époque, dans le même espoir d’un sauveur.

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Dominique Blanc est stupéfiante dans les six rôles qu’elle incarne (hommes, femme, ange et fantôme !)

Tony Kushner a adapté L’illusion comique (1636) de Pierre Corneille, pour le public américain. Ce choix n’est pas un hasard car il y a aussi, dans Angels in America, une confusion entre l’illusion et le réel, et  l’exploitation baroque de toutes les possibilités du théâtre. C’est ainsi qu’à la demande de l’auteur, les acteurs apportent les accessoires sur le plateau et jouent plusieurs rôles, créant une troublante confusion. Dominique Blanc est stupéfiante dans les six rôles qu’elle incarne (hommes, femme, ange et fantôme !), et cette immense actrice offre là de fascinants moments de théâtre. Dans ce mouvement entre la fiction et la réalité, la pièce montre aussi des personnages qui ont réellement existé. Ainsi, Roy Cohn  (1927-1986), est associé à la sinistre chasse aux communistes durant le Maccarthysme, et il s’est montré déterminant dans la condamnation à mort des époux Rosenberg, en tant que conseiller juridique. Homosexuel tout en s’affichant homophobe, il est mort du sida après avoir été douze ans l’avocat de Donald Trump ! La pièce en fait  un monstre shakespearien de notre temps, tricheur, corrompu, raciste et sans aucune limite, auquel Michel Vuillermoz donne une présence très marquante. C’est un personnage terrifiant d’opportunisme, soucieux avant tout de l’étiquette, et dans le déni de tout ce qui pourrait le décrédibiliser. Il assume en revanche complètement sa responsabilité dans la mort d’Ethel Rosenberg, dans des répliques glaçantes : « J’ai plaidé jusqu’aux larmes qu’on l’envoie sur la chaise électrique » ou «  Sans moi, Ethel Rosenberg serait encore en vie aujourd’hui. Et elle est là. Parce que, pendant son procès, j’ai téléphoné au juge chaque jour ». Dans une scène très onirique, le fantôme d’Ethel Rosenberg vient réclamer des comptes à son bourreau, désormais malade. Elle s’efface sur ces mots « L’Histoire, elle s’ouvre sur du vide. Le millénium approche » ; elle vient d’appeler une ambulance pour Roy Cohn, Une Histoire qui s’ouvre sur du vide, n’est-ce pas la crainte éprouvée par le doyen des bolcheviks (joué par Dominique Blanc), rescapé d’un monde à l’agonie ? «Resterons-nous  prisonniers du passé ? (…) Montrez-moi  les paroles d’où naîtra le monde nouveau, ou alors qu’on se taise tous, à jamais. ». Le sida rejoint tout le contexte d’une époque, dans le même espoir d’un sauveur.

Une quête de soi, entre refus et acceptation

La pièce débute sur des funérailles juives, où un Rabbin (que joue aussi Dominique Blanc), rend hommage à la grand-mère de Louis Ironson.  Louis vient d’apprendre que Prior, son ami, avait contracté le VIH. Tourmenté par la peur, il demande conseil au Rabbin, qui lui répond : «  C’est un grand malheur pour vous. Les catholiques croient au pardon. Les juifs croient à la culpabilité ». On découvre aussi Joe Pitt, qui a épousé Harper, une jeune femme fragile qui ne se remet pas de son enfance, trouvant refuge dans son imaginaire et le Valium. Louis quitte Prior alors que Roy Cohn propose à Joe un poste prestigieux à Washington au Ministère de la Justice. Le jeune homme est indécis, à l’image d’une homosexualité qu’il n’arrive pas à assumer.

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les abandons de Prior et d’Harper, qui se rejoignent dans une envoûtante scène de maquillage aux contours d’un rêve.

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On a parfois l’impression que ces scènes se jouent simultanément, en de secrètes polyphonies, comme à l’opéra.

Les scènes glissent de l’une à l’autre de façon cinématographique, avec beaucoup de fluidité et un fabuleux sens du rythme, dans les quarante-quatre changements de décors du spectacle. On a parfois l’impression que ces scènes se jouent simultanément, en de secrètes polyphonies, comme à l’opéra. Les décors de Rudy Sabounghi accompagnent la folie baroque de la pièce, dans une fantastique machine de théâtre qui conjugue  le grandiose et le surnaturel  avec des espaces intimes et des vues de New-York pour l’ancrage réaliste. La direction d’acteurs d’Arnaud Desplechin est d’une profonde justesse et nous transporte dans l’action jusqu’au vertige ; les personnages captivent le spectateur du début à la fin, dans une totale symbiose avec l’atmosphère créée par les lumières de  Bertrand Couderc, aux indicibles nuances. Ce dernier a collaboré à des spectacles très forts de Patrice Chéreau, dont, en 2007, les opéras De la maison des morts de Leos Janacek au Festival d’Aix-en-Provence et Tristan et Isolde de Richard Wagner à la Scala de Milan.

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Les deux hommes se retrouvent dans une même errance amoureuse

La Comédie Française

La direction d’acteurs d’Arnaud Desplechin est d’une profonde justesse et nous transporte dans l’action jusqu’au vertige.

Ainsi, Louis quitte son compagnon malade, pendant que Joe, qui est mormon, abandonne sa femme névrosée pour assumer son homosexualité. On trouve ainsi, dans leurs deux cheminements, leurs rapports compliqués à la foi et à la culpabilité. Jérémy Lopez (qui était Roméo dans la vision d’Eric Ruf de Roméo et Juliette ), apporte beaucoup d’humanité et d’émotion au personnage de Louis,  tandis que Christophe Montenez (Martin d’une présence inouïe dans Les damnés mis en scène par Ivo van Hove), explore de manière touchante la poignante sensibilité et les contradictions de Joe Pitt avec une belle intériorité, dans des regards ou des silences énigmatiques. Les deux hommes se retrouvent dans une même errance amoureuse, qui ose parfois dire son nom. On songe aux récits d’Hervé Guibert, (mort du Sida en 1991), sur la maladie transfigurée par l’écriture, mais surtout à son émouvant journal intime, publié en 2001, Le mausolée des amants. Les mouvements du cœur se déclinent aussi dans les abandons de Prior et d’Harper, qui se rejoignent dans une envoûtante scène de maquillage aux contours d’un rêve. Clément Hervieu-Léger est superbe en Prior, où il fusionne la gravité de l’homme malade avec la légèreté d’un ange. Ce bel acteur atteignait un même état de grâce en Günther von Essenbeck dans Les damnés. Jennifer Decker dessine l’âme délicate d’Harper avec une sincérité qui attire les larmes.

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N’y a-t-il pas là aussi un rapport avec les anges?

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En apprenant l’homosexualité de son fils, elle vend sa maison pour partir le plus loin possible.

Hannah, la mère de Joe Pitt,( également incarnée  par Dominique Blanc) est un personnage dont l’évolution au fil de la pièce est remarquable. Enfermée dans la rigidité des mormons, cette femme autoritaire n’accepte pas l’homosexualité de son fils. La scène d’aveu, où Joe l’appelle en pleine nuit, complètement perdu, depuis une cabine téléphonique, confirme ce refus aveugle. Elle croit entendre des paroles d’ivrogne et rappelle à son fils que son père ne l’a jamais aimé. Cette scène d’anthologie (Il y en a plusieurs dans le spectacle) évoque  un passage désespéré de Roberto Zucco de Koltès (mort du sida en 1989), où le protagoniste parle dans un téléphone dont le fil a été coupé, et termine sur ces mots ,« Tôt ou tard, on doit tous mourir, tous, Et ça, ça fait chanter les oiseaux, ça fait rire les oiseaux » (N’y a-t-il pas là aussi un rapport avec les anges?). Hannah reconnaît n’éprouver aucune compassion, que c’est un sentiment qu’elle ne connaît pas. En apprenant l’homosexualité de son fils, elle vend sa maison pour partir le plus loin possible.

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Un monstre shakespearien de notre temps, tricheur, corrompu, raciste et sans aucune limite, auquel Michel Vuillermoz donne une présence très marquante

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Un espoir semble cependant s’esquisser.

Au terme d’errances ponctuées de désordres amoureux et de petites lâchetés, dans le contexte d’une mort en marche, un espoir semble cependant s’esquisser. Prior, qui s’affranchit de la maladie pour devenir un nouveau prophète met en accusation le Dieu ancien en suggérant de le traîner en justice « Si, après le désastre de ce siècle (…), il revenait pour jouir de l’horreur où son Abandon nous a jetés… ». Mais il incite surtout à se souvenir de toutes ces victimes du sida, et à donner un sens à cette tragédie, bafouée par la folie humaine  « Nous n’allons pas disparaître. Nous ne mourrons pas dans un secret honteux ». Cette renaissance trouve des échos dans la chute du mur de Berlin, dont Hannah, qui parait plus apaisée, lit l’annonce dans un journal, en compagnie d’homosexuels. Elle se tient désormais informée, et affirme qu’on ne peut pas vivre sans une conception du monde. Son évolution est le symbole d’une société où tout peut être réinventé , « Le grand Œuvre peut commencer ».

L’entrée de cette pièce au répertoire de la Comédie Française porte l’empreinte du passionnant travail d’Eric Ruf à la tête de l’institution. Après de mémorables adaptations de films au théâtre tels Les damnés ou Fanny et Alexandre, il offre au regard d’un cinéaste un texte majeur, incarné par une troupe à son sommet.  Les représentations ont débuté le 18 janvier, et auraient dû se poursuivre jusqu’au 27 mars ; elles se sont arrêtées le jeudi 12 mars, la veille de la fermeture des théâtres précédant le confinement. Il est essentiel de jouer à nouveau ce spectacle, pour que cette vive émotion atteigne le plus grand nombre !

Les ateliers confinés : dernière ligne droite avant le déconfinement !

2020-2021 : La saison rêvée du Grand T

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017