Commençons par déblayer le terrain avec quelques termes techniques et infos légales.
Aujourd’hui est souvent utilisé le joli acronyme PESH (Personnes En Situation de Handicap), qui regroupe : les personnes à mobilité réduite (fauteuil, béquilles), les aveugles ou malvoyant·es, les sourd·es ou malentendant·es, les personnes en déficience intellectuelle ou psychique… La notion de handicap recouvre une grande diversité de situations, chaque handicap ses spécificités et chaque individu sa singularité.
Depuis 2015, une loi oblige les lieux publics et les établissements recevant du public à être accessibles. Concrètement, ça veut dire quoi ? Selon le texte de loi, « les normes d’accessibilité doivent permettre aux PESH de circuler avec la plus grande autonomie possible, d’accéder aux locaux et équipements, d’utiliser les équipements et les prestations, de se repérer et de communiquer. L’accès concerne tout type de handicap (moteur, visuel, auditif, mental…). Les conditions d’accès doivent être les mêmes que pour les personnes valides ou, à défaut, présenter une qualité d’usage équivalente. »
Cette loi a donc obligé les lieux publics à être accessibles ʺphysiquementʺ – au Grand T par exemple, des travaux ont été réalisés pour disposer de 17 places pour les fauteuils roulants en partie basse de la salle, d’un ascenseur extérieur et de rampes d’accès.
Mais pour le reste ?
Quand on voit mal ou pas du tout, comment faire pour s’informer sur les spectacles, se déplacer, être accueilli·e dans un lieu… ? Et du côté des structures culturelles, qu’est-ce que cela implique en termes de programmation, de diffusion de l’information, d’acquisition de matériel spécifique et d’accueil particulier ?
Pour démarrer ce dossier, je me suis adressée à Fabrice Boscherel, chargé de médiation au Grand T depuis 1991. Passionné par son travail, il est référent sur l’accueil des PESH dans son théâtre et précurseur sur le territoire nantais.
En 2009, le Grand T a initié son premier partenariat avec Accès Culture, association qui accompagne les structures culturelles sur la mise en place de services d’accessibilité au spectacle par le biais de l’audio-description, d’adaptations en LSF (langue des signes française) et du sur-titrage, d’élaboration de documents en braille ou en gros caractères.
Mais c’est en 2011, avec l’arrivée de Catherine Blondeau à la direction, que les choses ont bougé, « avec l’envie de faire du Grand T un théâtre de solidarités, tourné vers tous les publics et sur l’entièreté du territoire départemental », indique Fabrice Boscherel, précisant qu’il s’agit d’un « défi relevé par le théâtre dans sa globalité ».
En effet, outre l’engagement moral d’une structure à la mise en accessibilité, un investissement financier conséquent doit y être dévolu.
L’audio-description par exemple : pour une structure comme le Grand T, le budget oscille entre 12 et 14 000 euros pour programmer trois spectacles en audio-description par saison : création de la bande sonore spécifique (1 minute de spectacle = 1 heure de travail pour l’audio-description), mise en voix par un·e comédien·ne, présence d’un·e technicien·ne le soir de la représentation pour lancer la boucle sonore et intervenir en direct, mise à disposition de matériel technique (pour info les boîtiers d’audio-description coûtent 300€ à la location pour une séance), adaptation des tarifs (un billet tarif classique coûte 25€, 9€ pour les PESH et 16€ pour leur accompagnant), etc.
Une des solutions trouvée par le Grand T ? La mutualisation. En 2015 grâce à une campagne de mécénat, 7500€ ont été donnés par la fondation Raze pour financer l’acquisition de trente boîtiers d’audio-description, le Grand T s’engageant à les prêter à d’autres structures nantaises qui en feraient la demande. « C’est tellement plus intéressant d’échanger », s’exclame Fabrice Boscherel, qui a par ailleurs monté avec le LU il y a cinq ans la première présentation de saison commune dédiée aux déficient·es visuel·les ; aujourd’hui, ce sont quatorze structures culturelles nantaises qui y participent.
Témoignages
J’ai rencontré plusieurs spectatrices et spectateurs mal-voyant·es ou non-voyant·es pour aborder ce sujet ; ce sont toutes des personnes qui ont des habitudes de sorties culturelles affirmées.
Premièrement, comment faire pour s’informer ? Hervé Nauroy, ancien professeur d’histoire à la retraite, est abonné depuis longtemps au Grand T, et reçoit donc la brochure chaque année en version… papier. « Je vois suffisamment grâce à mon télé-agrandisseur, ça me permet de rester autonome sur mon choix de spectacle », précise-t-il. « Le LU, l’Opéra et le Grand T envoient des newsletters spécifiques sur les spectacles en audio-description, l’association Accès Culture donne la liste des spectacles en audio-description partout en France, et grâce à la synthèse vocale sur mon ordinateur je peux également m’informer via d’autres sites », indique-t-il.
Avec près de sept spectacles de théâtre et une quinzaine de concerts par an, Hervé Nauroy et sa femme Josette sortent beaucoup : le couple privilégie le théâtre et la musique, car même si aujourd’hui il existe des spectacles de danse en audio-description, « la danse ça se ressent, l’audio-description ne pourra jamais remplacer l’émotion née des mouvements et des gestes ».
« Nous ce qu’on aimerait, c’est avoir des informations sur les spectacles qui ne sont pas audio-décrits », déclare Anthony Penaud. Avec sa compagne, Alice Arnoult, ils souhaitent que la communication des sorties culturelles soit améliorée : « il faudrait que les infos sur le web soient plus accessibles, sans trop de graphisme, avec des descriptions vocales, que les heures précises de début et de fin des spectacles soient indiquées ».
Le casse-tête de la logistique
Car avoir un maximum d’infos pratiques est essentiel pour les personnes en situation de handicap ; la logistique pour leurs déplacements étant assez lourde, elles ont besoin de s’organiser et d’anticiper. Elles ont toutes recours à Proxitan, service de la Tan pour les personnes ayant une carte d’invalidité à 80% minimum, qui assure les déplacements à bord de minibus spécialement équipés dans toute l’agglomération nantaise.
« C’est assez contraignant car il faut réserver dix jours à l’avance, et parfois même il n’y a pas de place », explique Anthony Penaud. « Et puis il faut être très à l’heure : si le spectacle a commencé 10 minutes en retard, il se finira donc 10 minutes plus tard et parfois la navette ne peut pas attendre, alors on est obligé de sortir avant la fin pour être sûr de rentrer chez nous. C’est super que ça existe bien sûr, et ils font tout ce qu’ils peuvent, mais ils sont surbookés : il faudrait plus de véhicules et de personnel », conclut-il.
La logistique des transports représente donc un vrai frein à l’accessibilité au spectacle vivant.
Selon Lucien Nicolli, « les choses bougent doucement, tant au niveau des décisions politiques que des associations pour les personnes en situation de handicap, qui ne sont souvent pas conscientes de leur force, de leur capacité ». Ce militant et humaniste de 70 ans, investi dans de nombreuses associations et commissions d’accessibilité universelle, milite pour que le tissu associatif « secoue le cocotier, fasse bouger les lignes… c’est sûr qu’il faut avoir l’énergie, les ressources, les connaissances pour savoir à quelle porte frapper. Moi je n’ai pas peur de rentrer dedans, élus comme handicapés ».
« L’audio-description a vraiment fait progresser l’accessibilité au spectacle vivant : il y a dix ans, je n’allais pas au spectacle, ce n’était pas adapté. Alors que maintenant oui – attention tout est relatif : l’audio-description au Grand T c’est trois représentations par an, deux ou trois à l’Opéra ou au Lieu unique. La médiathèque Floresca-Guépin organise des séances de cinéma pour les non-voyant·es, mais moi ce que je déteste, c’est qu’on organise des choses spécifiquement pour les aveugles. Ma démarche c’est de dire que l’accessibilité universelle c’est dans la vie, c’est MA salle de cinéma qui devrait être équipée. Donc on en revient à la loi de 2015 qui oblige les architectes à penser à l’accessibilité d’un bâtiment, il faudrait une loi similaire pour l’accessibilité à la culture, sinon ça ne bougera pas. »
Mais au fait, savez-vous ce qu’est l’audio-description ? Voix off qui décrit les éléments visuels d’une œuvre, elle accompagne le texte sans l’interpréter. Le plus souvent diffusée dans des casques individuels dans le cas du spectacle vivant, elle donne des indications de jeu, de mise en scène, de déplacement, de décor, d’expression des comédien·nes…
Eh bien j’ai fait pour vous l’expérience de l’audio-description à l’occasion de la représentation du 6 avril de Notre crâne comme accessoire au Grand T.
Une heure avant le spectacle, j’ai pu participer à la visite tactile du décor, en compagnie de quelques spectateurs et spectatrices mal-voyant·es. Rendez-vous sur le plateau, où un technicien nous accueille. On commence par appréhender le sol sur lequel on marche (graviers collés sur le plateau) puis le technicien décrit précisément le décor et nous sommes guidé·es pour en toucher les différents éléments, les instruments de musique qui seront utilisés pendant le spectacle, etc. Cette visite permet de faire une carte mentale de la scène et à se construire le décor dans sa tête.
Quant à l’audio-description en elle-même… J’avoue que ça m’a beaucoup perturbé au début ! Même si une charmante voix nous accueille avant la représentation, j’ai trouvé compliqué de jongler entre la voix dans le casque, les dialogues, la musique et l’action sur scène, le plus dérangeant étant la voix de l’audio-description chevauchant les dialogues, les voix des comédiens. J’ai finalement été obligée de ne garder le casque que sur une seule oreille pour entendre les dialogues de l’autre.
Et je me suis vite rendue compte de l’importance de la visite tactile en amont, car on peut se sentir perdu·e au début de la pièce, entre la description du décor, des personnages, la musique… ça va vite, il faut suivre !
« Nous ça va, on est habitués », ont rigolé Alice Arnoult et Anthony Penaud, avec qui j’en ai discuté. « Au départ c’est toujours un peu difficile de savoir qui est qui, parfois on se perd un peu, ça va mieux au fur et à mesure de la pièce, même si on ne se rappelle pas toujours des noms des personnages ! »
Les personnes que j’ai rencontrées ne font pourtant pas de l’audio-description l’élément déterminant au choix d’un spectacle : d’une part parce qu’il existe encore trop peu de séances dans la saison culturelle nantaise, et d’autre part parce qu’elles vont préférer des spectacles où il y a beaucoup de dialogues, où le texte et l’action seront privilégiés à la mise en scène et au décor. Et les concerts restent les sorties culturelles les plus appréciées et les plus accessibles.
Les structures culturelles montrent de plus en plus leur envie d’accueillir des personnes en situation de handicap : spectacles, visites ou séances spécifiques… Mais si on réfléchit bien, c’est également valable pour toutes les typologies de publics : ʺpublics des quartiers sensiblesʺ, scolaires, abonnés, comités d’entreprise… Chacun·e sa case, et s’il est louable que la plupart des structures fasse l’effort d’accueillir chaque type d’usagers, l’inclusion, le véritable partage que permettent l’art et le spectacle vivant, ne serait-ce pas en les vivant tous ensemble, quelles que soient nos conditions physiques, économiques, sociales… ? Est-ce que la prochaine étape de l’accessibilité sera d’accueillir sur scène des personnes en situation de handicap, tout en étant toujours vigilant·e à l’exigence artistique ? Une chose est sûre : le travail pour l’insertion et l’intégration passe par la culture.
Les personnes que j’ai rencontrées sont toutes très investies dans le tissu associatif, et je voulais citer ici les associations dans lesquelles elles sont bénévoles : Clissa – voir et agir, APF, OREA, Kiosque nantais, Pick Up Prod, Asso Valentin Haüy.
N’hésitez pas à vous renseigner !