21 septembre 2018

Hoffmann, dans l’ivresse de ses mots, à Saint-Céré

Au cœur d’une édition 2018 particulièrement exaltante, le festival de Saint-Céré a affiché « Les contes d’Hoffmann » de Jacques Offenbach, dans une mise en scène d’Olivier Desbordes et de Benjamin Moreau, tourbillonnante d’idées, et d’images marquantes.

Hoffmann, dans l’ivresse de ses mots, à Saint-Céré

21 Sep 2018

Au cœur d’une édition 2018 particulièrement exaltante, le festival de Saint-Céré a affiché « Les contes d’Hoffmann » de Jacques Offenbach, dans une mise en scène d’Olivier Desbordes et de Benjamin Moreau, tourbillonnante d’idées, et d’images marquantes.

Inspiré de trois contes de l’écrivain allemand E.T.A Hoffmann (1776-1822), l’ultime ouvrage d’Offenbach est un opéra fantastique, où l’être aimé se révèle un automate qui se brise, où l’on peut perdre son reflet, et où l’on meurt parfois d’avoir chanté. Dans cette atmosphère d’inquiétante étrangeté, la représentation du 12 août était encore plus intense. Elle aurait dû avoir lieu au Château de Castelnau mais, suite à une alerte météo, elle s’est déroulée à la halle des sports de Saint-Céré, où l’on a d’autres très beaux souvenirs, de l’époque où le théâtre de l’Usine était fermé pour travaux : c’est une salle conviviale, à l’acoustique excellente. Ces lieux de repli, lorsque l’on joue en extérieur, sont un grand luxe, car la plupart des festivals annulent, ou au mieux reportent, en cas de mauvais temps. On voit le spectacle ailleurs, dans des salles aux détails parfois touchants et improbables, comme ici ce panier de basket relevé au dessus du plateau. Certains spectateurs semblaient mécontents en arrivant (alors qu’ils allaient voir le spectacle !), d’autant qu’il faisait encore très chaud, mais ils ont vécu un très grand moment. Ce changement de lieu a semblé un enjeu supplémentaire pour tous les interprètes, qui ont tous donné sans compter, alors que les éléments se sont déchaînés après l’entracte. Durant la troublante barcarolle, des éclairs se sont invités du haut des vitres, ponctuant la musique, puis le bruit de la grêle s’est mêlé aux percussions du duel, dans un surcroît d’énergie sur scène. Au début de l’air d’Antonia enfin, ce sont les coups de tonnerre qui se mêlaient au chant, comme pour avertir davantage celle qui allait mourir, en un effet d’une puissance surnaturelle. C’était énorme !

On voit le spectacle ailleurs, dans des salles aux détails parfois touchants et improbables, comme ici ce panier de basket relevé au dessus du plateau.

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La halle des sports de Saint-Céré, un lieu de repli pour les spectacles, chaleureux et convivial.

Alexandre Calleau

D’illusions en désillusions

Les premières illusions sont celles du théâtre et de l’alcool. Elles se rejoignent dès le prologue dans cette vaste table ronde, qui sert de plateau et autour de laquelle des fêtards sont réunis. Tous les regards convergent en direction d’Hoffmann, qui leur raconte inlassablement ses histoires d’amour impossible, pour tromper l’ennui. Il y a, autour de cette table, une fébrilité qui s’exprime dans une gestuelle joyeuse sur une chanson à boire : on réclame du vin et des mots. Nicklausse, l’ami fidèle, a le visage d’un clown, qui nous fait entrer dans un univers à la Fellini où l’on songe à Giulietta Masina dans «  la Strada » (1954) : tel Zampano dans le film, Hoffmann n’est-il pas également totalement aveuglé, en ne se rendant pas compte de l’ami fidèle qui passe près de lui, et de ce qui se joue ici et maintenant ?

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Alain Wicht

La lumineuse Serenad B.Uyar réussit l’exploit d’incarner ces trois figures féminines, très différentes dramatiquement comme vocalement. C’est fascinant !

Les souvenirs racontés par Hoffmann sont tous associés à une perte, Olympia, Giulietta et Antonia. La lumineuse Serenad B.Uyar réussit l’exploit d’incarner ces trois figures féminines, très différentes dramatiquement comme vocalement. C’est fascinant ! Les trois rôles correspondent bien à l’évolution vocale de la chanteuse, avec des aigus d’une beauté à couper le souffle en Olympia, et un engagement dramatique bouleversant pour Antonia, plus proche d’une Traviata ou de Mimi de « La bohème », et qui demande davantage de lyrisme. Les caractérisations sont saisissantes et les personnages sont habités par une sensibilité extrême. Dans l’esprit embrumé du narrateur de ces rencontres, c’est une même femme qui prend des formes différentes, dans l’épaisseur des songes.

L’air d’Olympia, avec ses aigus vertigineux, est conçu comme un numéro de cirque

Le thème du cirque se décline aussi par ce valet dompteur, avec un fouet, qui, au début, présente tous les personnages, comme dans le prologue de « Lulu » d’Alban Berg (1935). Eric Vignau compose d’étonnantes figures de valets, totalement impliqué dans chacun des actes, tel un inquiétant démiurge. Nicklausse orchestre également les récits d’Hoffmann de façon troublante. L’air d’Olympia, avec ses aigus vertigineux, est conçu comme un numéro de cirque ; une petite poupée est jetée sur le plateau, comme ces peluches lancées du haut des manèges, pour faire un tour supplémentaire, et c’est justement Nicklausse qui l’attrape. C’est un rôle travesti, et lorsque dans ce spectacle, il chante la mère d’Antonia, il berce cette figurine en une grinçante réminiscence, peut-être encore un délire d’Hoffmann. Les jeux de masques s’enchaînent, et le théâtre est partout.

L’écho d’une pièce de Koltès

Pendant les deux premières histoires, des silhouettes dépassent le haut d’un mur en bois, et assistent, dans une forme de voyeurisme, à la chute d’Hoffmann, à sa descente aux enfers. Ces figures portent des lunettes sombres pour l’acte d’Olympia, dans le prolongement de l’action, et des masques vénitiens dorés pour celui de Giulietta, où la lagune est suggérée par une lumière bleue. Celui d’Antonia est le plus dramatique, avec cette maman défunte, qui était cantatrice, et cette menace de mort qui plane sur le chant (ce qui est perturbant quand on sait qu’Offenbach n’est pas parvenu à finir son opéra avant de mourir). Pendant cet acte poignant, elle porte la robe blanche de sa mère, qui se confond avec le vaste drap rouge recouvrant le plateau. Il y a quelque chose de démesuré dans cette image énigmatique, qui nous renvoie au genre de l’opéra.

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Alain Wicht

Sa voix est belle, avec quelques nuances qui attirent des larmes.

Jean-Noël Briend a joué le rôle d’Hoffmann plusieurs fois. Il construit un personnage écorché et instable, qui noie son mal-être dans l’alcool et des souvenirs brouillés, en s’enivrant de ses récits. Sa voix est belle, avec quelques nuances qui attirent des larmes. Cet artiste a un répertoire très vaste : il était mémorable en 2004, dans la figure d’un autre poète (der Dichter), de « La ronde », un opéra contemporain de Philippe Boesmans (1993) d’après Schnitzler, à l’Opéra du Rhin et au Théâtre de l’Athénée à Paris, sous la direction musicale envoûtante de Neil Beardmore. Dans les quatre rôles diaboliques, Christophe Lacassagne est impressionnant, tant scéniquement que vocalement. Il se glisse dans chacun d’eux par un chant puissant aux impalpables nuances, et ses incarnations sont marquantes. C’est lui qui a le dernier mot de l’opéra, implacable, en une ultime vision d’Hoffmann.

« je rêve encore de bière, je cours, de bière, de bière, je me dis, quel bordel, les airs d’opéra » Bernard-Marie Koltès

La parole, pour Hoffmann, est essentielle. Il raconte toujours les mêmes histoires, pour exister. A la fin du spectacle, il est totalement ivre, mais les autres fêtards, fatigués de l’entendre, le laissent seul. On entend la chanson à boire du prologue dans le lointain, tandis qu’il reste étendu sur la table, parmi les chopes de bière. Cette situation évoque le monologue de Bernard-Marie Koltès, « La nuit juste avant les forêts » (1977), où l’on trouve une même urgence vitale de parler, dans l’espoir d’une rencontre totalement improbable. Au terme d’un discours que personne n’écoute, le personnage dit ces mots pleins de détresse « je rêve encore de bière, je cours, de bière, de bière, je me dis, quel bordel, les airs d’opéra », puis « j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel » et enfin « et tu es là, je t’aime, et le reste, de la bière, de la bière… ». Chez Hoffmann, cet abandon est aussi une métaphore de l’artiste incompris, mais le regard glacial que lui lance, avant de sortir, celle qui se métamorphosa en trois chimères, le renvoie surtout à son néant : celui d’un ivrogne.

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Les chopes de bière restées sur la table, après la représentation.

Alexandre Calleau

Ces « Contes d’Hoffmann » étaient passionnants, et c’est la force des grandes œuvres de pouvoir être confrontées à plusieurs lectures. Ils nous ont de plus permis de faire la belle découverte de Mehdi Lougraïda, qui dirigeait son premier opéra. Il en a restitué toute la force et les saisissants contrastes, par un souci du détail, et une attention constante au plateau. L’an prochain, le festival de Saint-Céré programmera un autre opéra français, « Les pêcheurs de perles » de Georges Bizet, dans une mise en scène d’Eric Perez, qui promet d’autres grandes émotions !

La Ville en Bois : regards croisés sur un lieu d’hybridation artistique

Spectacle vivant et handicaps : égalité d’accès à la culture pour toutes et tous ?

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017