L’opéra de Tours vient de présenter, pour la première fois, L’homme de la Mancha, la comédie musicale de Dale Wasserman et Mitch Leigh, inspirée de Don Quichotte, le roman mythique de Miguel de Cervantes (publié en 1605 et 1615). C’est Jacques Brel qui en a fait l’adaptation en français, avec quelques chansons marquantes comme La Quête, et qui offrit, en 1968, une poignante incarnation du rôle-titre. A Tours, on a pu voir la mise en scène pleine de vie de Jean-Louis Grinda. Nous avons rencontré Raphaël Brémard, Sancho Pança d’une bouleversante sincérité, alors qu’il répétait dans le même théâtre Spoletta dans Tosca.
Fragil : Vous venez d’aborder le rôle de Sancho Pança dans L’homme de la Mancha à l’Opéra de Tours. Comment vous êtes-vous emparé de ce personnage ?
Raphaël Brémard : J’ai repris le rôle que jouait Rodolphe Briand dès la création de ce spectacle à Toulouse en 2010, puis à Monte Carlo en 2012. Il est pour moi une référence absolue en Sancho Pança. Lors des représentations de cet Homme de la Mancha à Avignon fin 2015, j’étais un autre personnage. J’ai vraiment gardé en mémoire l’interprétation de Rodolphe, qui avait participé aux trois reprises ; il y avait donc une complicité fabuleuse avec Nicolas Cavallier, également créateur de cette production, que j’ai retrouvé à Tours en Don Quichotte. Je me suis inspiré de la vidéo, et il m’a fallu quinze jours de répétitions pour me sentir Raphaël jouant Sancho. La mise en scène de Jean-Louis Grinda est pleine de détails, que j’ai dû m’approprier pour les intégrer dans une composition personnelle. C’est une manière délicate d’aborder un rôle mais j’ai finalement eu le sentiment d’une grande liberté sur le plateau. Sancho Pança est extraordinaire, hyper touchant et très humain. Les protagonistes sont tous en prison, mais il est le seul à garder sa pureté. On doit le jouer de manière simple. Il suit partout Don Quichotte, dans l’immédiateté de l’instant, se montrant parfois craintif, puis débordant d’enthousiasme à chaque nouvelle proposition qu’on lui fait. Il ne voit pas le mal, et ce sont ses failles qui le rendent émouvant.
Une histoire d’amour fraternel
Fragil : Qu’est-ce qui vous touche le plus dans cette comédie musicale ?
Raphaël Brémard : C’est la grande amitié qui unit Sancho Pança et Don Quichotte. Le premier dit qu’il ne peut pas vivre sans le second, qui exprime moins ses sentiments, mais n’en ressent pas moins une profonde affection également. Cette complicité m’interpelle. Il y a un passage qui me touche beaucoup, c’est lorsque Aldonza demande à Sancho pourquoi il suit son maître comme un chien. Il lui répond, dans un très bel air, que c’est parce qu’il l’aime. Cet amour fraternel entre les deux personnages est très fort.
Aldonza demande à Sancho pourquoi il suit son maître comme un chien. Il lui répond, dans un très bel air, que c'est parce qu'il l'aime. Cet amour fraternel entre les deux personnages est très fort Raphaël Brémard
Fragil : Comment présenteriez-vous le spectacle de Jean-Louis Grinda ?
Raphaël Brémard : Je l’ai fait dans deux rôles différents. C’est un spectacle très bien construit et accessible à tous les publics. Il y a une histoire dans l’histoire, dans cette grande prison où l’on attend un jugement, avec un procédé de théâtre dans le théâtre. Sancho en est le maître d’œuvre, le régisseur. C’est très vivant, tous les personnages sont sur scène et il y a de magnifiques images avec de très belles couleurs. L’action se passe dans un univers carcéral, mais qui révèle plusieurs espaces, comme une cuisine ou une église, où se déroulent plein d’histoires. J’aime faire du théâtre dans un lieu aussi improbable qu’une prison, qui ne se prête pas d’emblée au jeu. Le public arrive à s’identifier à ce qu’il voit. Finalement, ce que j’ai joué est assez proche de ce que je suis naturellement, et j’ai pris beaucoup de plaisir à le faire.
Fragil : Pouvez-vous citer des moments particulièrement intenses pendant ces représentations ?
Raphaël Brémard : J’ai été très touché de saluer parmi les trois rôles principaux, dans un personnage qui suscite une telle sympathie chez le public. Les applaudissements étaient extrêmement chaleureux, et il est rare de vivre de tels élans d’enthousiasme. Après le spectacle, la musique continuait après le baisser de rideau. Nous étions tous enlacés sur scène en entendant de moins en moins la très belle musique de La Quête, qui s’éloignait, assourdie par le rideau de fer. J’en ai des frissons rien que d’y penser. Le 19 mars, j’ai chanté en direct et en public des extraits de mon rôle, sur France Musique, dans 42ème rue, l’émission de Laurent Valière qui est la seule consacrée à la comédie musicale, en compagnie de Didier Benetti, le chef d’orchestre, de Nicolas Cavallier (Don Quichotte), d’Estelle Danière (Dulcinea) et de Jean-Louis Grinda, le metteur en scène. C’était un moment très fort, et en même temps très intime. J’étais très fier en sortant de l’émission.
Chanter en direct et en public des extraits de mon rôle sur France Musique était un moment très fort, et en même temps très intime. J'étais très fier en sortant de l'émission Raphaël Brémard
Fragil : Vous êtes toujours à Tours en ce moment, et vous répétez Spoletta dans Tosca de Giacomo Puccini. Que pouvez-vous nous en dire?
Raphaël Brémard : Le spectacle s’annonce très esthétique. Pier-Francesco Maestrini, le metteur en scène, connaît tous les rôles par cœur, il peut tous les chanter ! C’est impressionnant. Spoletta est une petite teigne, c’est l’un des hommes de main du terrible Scarpia, chef de la police, et il sait combien celui qu’il sert peut être dangereux. Ce sbire se montre souvent très apeuré, et c’est un dévot. Au deuxième acte, il prie Saint Ignace lors d’un duo où il se sent en difficulté. Plus tard, lorsque Mario Cavaradossi se fait torturer, il chante en latin les paroles d’une messe. C’est jouissif de jouer des figures aussi négatives. Je me suis rasé, j’avais besoin de me sentir le personnage physiquement.
Un comédien épris de liberté
Fragil : Vous chantez également régulièrement le rôle de Freddy dans la comédie musicale My Fair Lady, et vous avez notamment participé à une captation télévisée de la mise en scène de Paul-Emile Fourny, diffusée sur France 3, un soir de Noël. Que représente pour vous ce rôle ?
Raphaël Brémard : C’est un rôle très agréable à faire, avec un bel air qui est le tube de la partition. Le spectacle de Paul-Emile Fourny a un côté festif, avec tous ses clins d’œil à la ville de Metz. J’adore bouger et danser sur scène, et ce type de comédie musicale me permet de laisser libre cours à mon imagination, même si j’ai besoin, aussi, d’être guidé et dirigé sur le plateau. Je vais participer, pour les fêtes de fin d’année 2017, à une autre mise en scène de My Fair Lady à l’Opéra de Marseille, ce qui est très excitant !
Fragil : En 2010, vous étiez le Remendado dans la proposition de Carmen de Bizet par Jean-François Sivadier, à l’Opéra de Lille. Comment définiriez-vous le travail de ce metteur en scène ?
Raphaël Brémard : C’est un souvenir génial. Jean-François nous laissait assez libres sur scène. J’avais un look de hippie fumant des pétards, avec des dreadlocks. Ça me parlait de jouer ce rôle de cette manière : j’ai été chanteur de rock, et c’était davantage mon monde à la base. Ce qui m’a marqué dans le travail d’acteur, c’est que l’on disait les choses de face, au public, alors que l’on s’adressait à son partenaire. Cette approche théâtrale m’a passionné, et l’expérience m’a enrichi pour tous les rôles qui ont suivi.
Fragil : Vous avez été depuis l’un des deux Ajax de La Belle Hélène, dans la proposition de Giorgio-Barberio Corsetti et Pierrick Sorin au Châtelet en juin 2015. Quel souvenir en gardez-vous ?
Raphaël Brémard : Toute la subtilité de la mise en scène reposait sur les vidéos de Pierrick Sorin. Nous avons répété sans décor et n’avions pas d’accessoires, ce qui était déstabilisant. Certaines images étaient filmées en direct sur le plateau, et projetées simultanément. Nous jouions beaucoup pour la caméra, le spectateur choisissait ce qu’il voulait voir.
Peter Brook nous demandait d’être réactifs à tout ce qui se passait sur le plateau, et de jouer chaque spectacle comme si c’était la première fois, comme si l’on improvisait Raphaël Brémard
Fragil: Vous avez participé aussi à une Flûte Enchantée, dans la vision de Peter Brook aux Bouffes du Nord en 2010, puis en tournée autour du monde. Quelles traces cette rencontre vous a-t-elle laissées ?
Raphaël Brémard : C’est un très grand souvenir. Peter Brook nous demandait d’être réactifs à tout ce qui se passait sur le plateau, et de jouer chaque spectacle comme si c’était la première fois, comme si l’on improvisait. On gardait ainsi une capacité à être surpris par un partenaire ou un déplacement. La routine ne s’installait jamais, et le plaisir du jeu restait intact.
Fragil: Vous avez également incarné Tamino de La Flûte Enchantée, dans une mise en scène d’Eric Perez, au festival de Saint-Céré de 2009 et en tournée. Quelles émotions la musique de Mozart vous procure-t-elle ?
Raphaël Brémard : C’est une musique très pure, et saine pour la voix. Quand on pense à ce génie qui composait déjà enfant, on a l’impression de participer à une belle histoire, et de la continuer en l’interprétant. C’est vraiment touchant. J’ai aussi chanté Pedrillo de L’Enlèvement au Sérail à Tours en février 2016. C’était une prise de rôle, avec plein de texte en allemand. J’ai adoré faire du théâtre avec ça !
J'ai reçu sur Facebook des messages de spectateurs heureux, qui ne pensaient pas qu'il pouvait y avoir des moments aussi loufoques à l'opéra Raphaël Brémard
Fragil : Le jeu occupe une place centrale dans chacune de vos interprétations, et vous êtes toujours très investi scéniquement. Que ressentez-vous quand vous êtes sur le plateau ?
Raphaël Brémard : C’est complètement jouissif. Je ressens une très grande liberté, et l’oubli du quotidien. Je repense aux représentations de Barbe-Bleue d’Offenbach, programmées par Angers Nantes Opéra en décembre 2014 et janvier 2015, dans une mise en scène de Waut Koeken. J’avais beaucoup de texte parlé. Je pouvais donc m’en donner à cœur joie, et me permettre des choses que je n’aurais pas faites dans la vie. J’ai reçu sur Facebook des messages de spectateurs heureux, qui ne pensaient pas qu’il pouvait y avoir des moments aussi loufoques à l’opéra. A la fin des représentations de Barbe-Bleue, il y a eu les attentats de Charlie Hebdo, et on a continué à jouer : c’était vraiment énorme, et troublant, d’avoir le droit de s’amuser et de donner du plaisir aux gens dans ces circonstances !