Cet opéra romantique a été créé à Vienne en 1864, la même année que « La belle Hélène », ouvrage parodique, d’un comique étourdissant. Et cependant, il s’agit d’une œuvre dramatique, qui résonne avec des évènements parmi les plus tragiques de notre temps…
“C’est un rôle écrasant, du niveau d’Azucena du « Trouvère » ou d’Amneris dans « Aïda », et dans lequel Marie Gautrot, à Tours, est une révélation”
Fragil : Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans ces « Fées du Rhin », et quelles en sont les particularités ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : C ‘est une œuvre dramatique, ce qui est rare chez Offenbach, et c’est l’un des premiers exemples d’opéra romantique français, dans l’esprit du « Freischütz » de Weber (1821). La musique est d’une grande intensité, avec un sens de l’orchestration comparable à Verdi ou à Wagner, et la présence de quelques leitmotivs. Le public va certainement être surpris. Même « Les contes d’Hoffmann » semblent légers à côté de cet ouvrage, dont le livret me touche beaucoup. Il y est question d’une guerre, d’une relation mère fille particulièrement forte, avec un sacrifice, et du deuil. Cette figure de mère, Hedwig, me rappelle celle de « Noces de sang » dans la pièce de Garcia Lorca (1933). C’est un rôle écrasant, du niveau d’Azucena du « Trouvère » ou d’Amneris dans « Aïda », et dans lequel Marie Gautrot, à Tours, est une révélation.
“Les fées du Rhin parle d’une telle tragédie et raconte l’extermination de tout un village.”
Fragil : Comment présenteriez-vous le spectacle que vous allez créer à Tours, pour lequel vous signez la mise en scène, les décors et les costumes ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : L’histoire se déroule durant la guerre Palatine, dans l’Allemagne du XVIème siècle. Ces fées du Rhin sont des esprits maléfiques. Une question s’est posée : comment représenter la Renaissance aujourd’hui ? J’ai choisi de transposer l’action dans une autre grande guerre civile en Europe, celle de Bosnie. De plus, j’ai lu un texte magnifique de Victor Hugo, extrait d’ « Actes et paroles » (1875), qui évoque la situation de la Serbie à son époque, en annonçant un génocide, dans une véritable prescience de ce qui allait arriver en 1993. « Les fées du Rhin » parle d’une telle tragédie et raconte l’extermination de tout un village. Dans ma proposition, les cinq protagonistes vont à la mort, et il n’y a pas de rédemption possible.
Fragil : Quelle est la fonction de la vidéo ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : La musique du ballet est magnifique, mais je ne voulais pas créer une chorégraphie, dans un esprit trop XIXème siècle. J’ai souhaité travailler sur des images mentales, avec un côté abstrait, dans des réminiscences de la nature, d’éclats d’eau, du bruissement des feuilles dans les arbres, et quelques visages en surimpression, comme des apparitions. Il y aura aussi quelques figures surréalistes sur le plateau. Au troisième acte, qui est le plus « féérique », j’ai choisi de traiter autrement toutes les manifestations extraordinaires, par la vidéo, et notamment pour les hallucinations du chef de guerre.
“Nous avons fait, grâce à des spécialistes du compositeur, tout un travail de reconstitution de la version originelle, dite de Paris, avec chœurs.”
Fragil : De quelle manière avez-vous travaillé avec le chef Benjamin Pionnier, sur une telle rareté ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : A l’ origine, on m’a proposé de monter une « Vie parisienne » d’Offenbach, en Suisse au Théâtre Orchestre Bienne Soleure, auquel je suis très attaché, mais j’ai préféré travailler sur « Les fées du Rhin », dont je connaissais l’enregistrement fait en 2002 à Montpellier (il s’agissait d’une version de concert en allemand, « Die Rheinnixen »). Lorsque le projet s’est précisé, nous avons tout de suite pensé confier la direction musicale à Benjamin Pionnier, qui a programmé le spectacle à Tours. Offenbach a écrit cet opéra en français et l’a fait traduire en allemand. C’est l’une de ses seules œuvres dont l’orchestration est complète, mais beaucoup de choses avaient été perdues. On sait par exemple que le créateur du rôle de Franz avait des problèmes psychiatriques, et que des airs ont dû être coupés. Nous avons donc fait, grâce à des spécialistes du compositeur, tout un travail de reconstitution de la version originelle, dite de Paris, avec chœurs. La version en allemand, créée au Hof Operntheater de Vienne, est plus expurgée. On en connaît seulement trois productions scéniques, celle de Cobourg, celle de Ljubljana et celle de Budapest. C’est donc à une véritable création de l’œuvre en Français que l’on va assister à Tours.
Fragil : Ce spectacle va effectivement être repris en novembre au Théâtre Orchestre Bienne Soleure, que dirige Dieter Kaegi. Vous ne retrouverez que Serenad B. Uyar de la distribution de Tours. Comment s’adapte-t-on à de nouveaux interprètes sur un opéra qui vient d’être représenté ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : Lorsqu’une reprise est aussi proche, ce peut effectivement être problématique, car nous n’avons pas le temps de chercher autre chose, même si nous disposerons de nouvelles répétitions. Il y aura toutefois forcément d’autres modifications car les plateaux sont différents, mais le fond du spectacle restera le même. En Suisse, nous proposerons une version bilingue, avec une majorité de l’ouvrage en français, mais tous les passages féeriques, romantiques et d’appel à la nature, en allemand.
“La rencontre a été magnifique, et ce rôle a été un tournant dans sa carrière.”
Fragil : Vous avez monté à Tours, fin 2016, l’opérette de Franz Lehar « Le pays du sourire ». Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Pierre-Emmanuel Rouseau : J’ai monté « Le pays du sourire » que je voulais faire, davantage comme un opéra que comme une opérette, en privilégiant l’histoire d’amour impossible ; les deux exils ne peuvent se rencontrer. La figure de Sou-Chong, lâche et anti-héros, me touche. Sébastien Droy était complètement le personnage, en acceptant un cheminement qui n’était pas facile, celui d’un prince défait, opiomane et violent. La rencontre a été magnifique, et ce rôle a été un tournant dans sa carrière. Peu d’interprètes arrivent à un tel niveau d’incarnation, et je le retrouve avec plaisir sur « Les fées du Rhin ».
Fragil : Vous avez débuté cette saison par une mise en scène du « Barbier de Séville » de Rossini, à l’opéra National du Rhin. Comment vous êtes-vous emparé de cet ouvrage ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : A l’inverse des « Fées du Rhin », « Le barbier de Séville » est l’un des opéras les plus joués au monde, et il y a eu des productions mythiques. On doit en avoir une approche très humble. Je me suis rapproché du théâtre de Marivaux, en imaginant quelque chose de plus noir que ce que l’on a l’habitude de voir, avec des costumes à la Goya et un Figaro égoïste, vénal et sans aucune attache : un personnage rimbaldien. J’ai remis de la satire sociale, que l’on trouve dans la pièce de Beaumarchais. Le succès a été énorme, avec une équipe de chanteurs incroyables.
“Il s’agit d’une farce, extrêmement drôle, avec une histoire de travestissement improbable de chevaliers en nonnes.”
Fragil : Vous allez retrouver Rossini en décembre et janvier, à l’Opéra de Rennes puis à Rouen, avec une reprise de votre vision du « Comte Ory ». Que pouvez-vous dire de ce spectacle ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : Cet ouvrage est un chef d’œuvre absolu, l’un des meilleurs de Rossini. Il s’agit d’une farce, extrêmement drôle, avec une histoire de travestissement improbable de chevaliers en nonnes. J’ai transposé l’action dans un grand hôtel des années 50, alors que la société française est toujours un peu corsetée. Quand le comte Ory arrive en ermite, il copie l’Abbé Pierre durant l’hiver 54, tandis que la comtesse est une mondaine qui fait les couvertures de Paris Match…
“Des rêves, j’en ai beaucoup…”
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur et les ouvrages que vous rêvez de monter ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : En dehors de ce « Comte Ory », je vais reprendre en Irlande « Don Pasquale » de Donizetti. Des rêves, j’en ai beaucoup… J’aimerais mettre en scène « Parsifal », « Turandot », « Carmen » ou « Lulu », des opéras qui n’appartiennent pas du tout au répertoire sur lequel je travaille en ce moment…
“N’est-ce pas pour cela que l’on fait ce métier, pour être séduit, même lorsqu’on a fait le spectacle ?”
Fragil : Pouvez-vous citer un souvenir particulièrement précieux, dans votre itinéraire de metteur en scène ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : Je me souviens avec beaucoup d’émotion de la reprise du « Pays du sourire » à l’Opéra d’Avignon. A la fin du spectacle, Sébastien était vraiment dans un état de grâce, porté par le drame et par la musique. La princesse Mi apportait à Sou-Chong sa dernière pipe d’opium, il disparaissait, et on voyait apparaître le trône vide, enveloppé des lumières intenses de Gilles Gentner, avec qui j’ai la chance de travailler depuis mes débuts. J’ai été attrapé par ces images comme n’importe quel spectateur. N’est-ce pas pour cela que l’on fait ce métier, pour être séduit, même lorsqu’on a fait le spectacle ?