23 janvier 2019

Procès du journalisme, la parole est à la défiance

Honnis par le mouvement social et soumis à de fortes répressions policières, le monde du journalisme est malmené depuis quelques semaines. Une défiance qui s'aligne sur une mutation profonde de la profession, enfin au cœur du débat démocratique.

Procès du journalisme, la parole est à la défiance

23 Jan 2019

Honnis par le mouvement social et soumis à de fortes répressions policières, le monde du journalisme est malmené depuis quelques semaines. Une défiance qui s'aligne sur une mutation profonde de la profession, enfin au cœur du débat démocratique.

Trois ans après l’attentat de Charlie Hebdo et l’émouvante union commune autour de la liberté de la presse, le changement d’ambiance paraît aujourd’hui presque surréaliste.
La presse et les journalistes sont désormais suspectés d’être une élite agissant contre les citoyens, préservant l’ordre établi et regardant avec mépris une partie de la population en colère. Le tout dans un confus mélange des genres et d’uniformisation du terme média.

Violences envers les journalistes

Depuis plusieurs semaines, quelques journalistes couvrant les manifestations dans notre pays sont la cible d’insultes mais également d’attaques physiques. Les équipes des chaînes d’information en continu sont particulièrement pris en grippe dans les mobilisations. Des journalistes de la chaîne LCI ont par exemple été poursuivis, lors de l’acte XI des gilets jaunes le samedi 12 janvier. Finalement, c’est leurs gardes du corps qui ont été violemment pris à partie par plusieurs personnes. Franck Paillanave, journaliste pour le média local C L’info Pau, a quant à lui reçu un coup de pied de la part d’un manifestant alors qu’il couvrait la mobilisation. Invités sur le plateau de Quotidien, Julien Garrel pigiste à LCI et Franck Paillanave ont témoigné de cette escalade de la violence. « Ce qui m’a choqué c’est la rapidité de l’escalade, entre le moment ou ce n’est que des insultes, puis les coups et les jets de bouteilles, entre le moment ou c’est à peu près gérable et le moment ou ça ne l’est plus du tout il s’est passé quarante secondes » raconte Julien Garrel. À la veille de l’acte X, c’est un reporter du Républicain Lorrain qui s’est fait agresser physiquement sur un rond-point de Moselle. L’alerte avait déjà été donnée au début du mouvement par plusieurs journalistes à travers avec le #payetoiunjournaliste.

La confusion apportée par des politiques de tous bords, contribue également à cette défiance.  Emmanuel Macron évoque l’été dernier « une presse, qui ne cherche plus la vérité » au moment des révélations de l’affaire Benalla. Jean-Luc Mélenchon oppose également des mots virulents au travail journalistique. Le tribun insoumis s’en prend aux journalistes de France Info. « Ils ont l’air de ce qu’ils sont, c’est-à-dire des abrutis. » précise-t-il après les enquêtes réalisées sur les perquisitions au siège de La France Insoumise. L’extrême droite et Marine Le Pen, sont également coutumiers des invectives à l’égard des journalistes. Lors de la dernière campagne présidentielle, beaucoup de journalistes ont été fortement bousculés par des sympathisants du FN. 

Autre violence qui s’immisce peut-être tardivement sur les plateaux des médias traditionnels, celle des forces de l’ordre à l’égard des travailleurs de l’info. Dénoncé depuis le début des manifestations, son écho se repend depuis quelques jours dans la plupart des médias. Principal investigateur sur cette thématique, le journaliste indépendant David Dufresne tente sur son fil twitter de rassembler les nombreuses violences commises par les forces de l’ordre lors des mobilisations des gilets jaunes. Il recense également plusieurs cas d’entrave à la liberté de la presse, et de menaces physiques sur des journalistes. Un travail salutaire au départ très peu visible dans les grands médias. « Le niveau de violence n’a cessé de croître au cours des manifestations. Il y a des violences policières, des violences parfois non nécessaires contre des journalistes et certains en ont témoigné de manière très claire. » Raconte Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans Frontières dans les colonnes d’Europe 1. Le 15 décembre, 24 plaintes de journalistes et photoreporters pour violences policières avaient déjà été recensées. Ces violences récurrentes de la part des forces de l’ordre ont fait réagir les syndicats de journalistes. La SNJ, SNJ-CGT, CFDT-Journalistes et SGJ-FO ont rédigé un communiqué commun afin de demander des comptes notamment à la préfecture de police et au ministère de l’intérieur sur la teneur de ces violences. Ces sociétés précisent aussi qu’il est « totalement inacceptable, dans un pays démocratique et dans un État de droit, que les pouvoirs publics ne garantissent pas la liberté d’informer. » Une recrudescence de la violence en manifestation et notamment à l’égard des journalistes a été constaté depuis quelques années. Plusieurs journalistes avaient déjà été brutalisés par la police en 2016 lors des manifestations contre la loi Travail.

Plusieurs organisations et sociétés de journalistes se sont également associés pour publier une tribune commune sur ces sujets. Intitulée « Non, la presse ne doit pas être un bouc émissaire ! », cette tribune articule un message fort et témoigne du ras-le-bol exprimé au sein de la profession notamment par les journalistes de terrain.

« Les Sociétés de journalistes (SDJ) et Sociétés de rédacteurs (SDR) de nombreuses rédactions, des associations de journalistes, des syndicats, ainsi que le collectif Informer n’est pas un délit et Reporters sans Frontières (RSF) condamnent de la manière la plus ferme les violences. Ils rappellent avec force que la liberté d’informer est fondamentale et indispensable à une démocratie saine. Les journalistes sont là pour rapporter les informations, y compris dans les pays où la liberté de la presse n’existe pas. » peut-on lire.

@Romain Boulanger pour Presse Océan. La violence policière envers les journalistes s’intensifie depuis quelques mois.

 

La critique des médias enfin au cœur du débat démocratique

Interloquées par ce mouvement des gilets jaunes, de nombreuses personnalités médiatiques ont pris la parole.
Au micro de France Inter, Florence Aubenas évoque « une grande chance pour notre pays» après avoir passé une semaine sur un rond-point de Marmande. Au contact d’une défiance qu’elle « accepte » elle témoigne que « La France n’a pas toujours la presse qu’elle mérite ». Grande chance sous bien des aspects oui, puisque la critique des médias est enfin mise au cœur du débat populaire et quitte les analyses d’initiés d’Acrimed, Arrêt sur Image ou du Monde Diplomatique pour les ronds points ou s’enquiert parfois maladroitement la critique médiatique.

Une critique confuse qui semble surtout être dirigée contre les éditorialistes et figures médiatiques dominantes comme le prouve les vidéos de l’ancien paparazzi Marc Rylewski , questionnant des « figures » médiatiques dans la rue. Une critique généralisée qui entraîne toute une profession dans les méandres d’une violente critique qui pendait au nez des médias depuis bien longtemps.
Une confusion dont pâtissent les forçats de l’info, CDD précaires et pigistes, loin des plateaux parisiens écumés par les éditorialistes tant honnis par les gilets jaunes. Des journalistes de terrain souvent aux proies à une précarité qui résonne pourtant dans la bouche de tous les gilets jaunes.
Bien que parfois excessive, cette critique donne l’avantage de mettre enfin sur le tapis la question médiatique dans notre démocratie, une critique presque inespérée et évidemment la bienvenue en ces temps de mutation de la profession. Le pas initié par certaines rédactions dans ce sens est semble-t-il salutaire pour réaliser une autocritique plus générale du traitement médiatique. Le journal Libération a par exemple réalisé un dossier conséquent intitulé « Autocritique des médias : l’examen de confiance ». Il en ressort une analyse intéressante sur l’état de la presse.

@Romain Boulanger pour Presse Océan. La question de la démocratie au sein du mouvement des gilets jaunes.

L’uniformité sociale des journalistes des grands médias est notamment évoquée. Le dossier de Libération rapporte une formule du cofondateur de Médiacités, Sylvain Morvan, qui énonce avec lucidité un amer constat. Selon lui « «Les journalistes écrivent librement ce qu’ils sont socialement programmés à écrire.» Beaucoup de journalistes proviennent des mêmes écoles après avoir obtenu un diplôme universitaire à Sciences-Po ou dans les formations de sciences humaines et de lettres dans les universités, et sont pour la plupart issus des classes moyennes supérieures. Il suffit aussi d’observer les publicités présentes dans la plupart des médias pour comprendre à qui s’adresse le contenu proposé. On observe alors une surreprésentation de publicités dont les inclinaisons éditoriales tentent de séduire un lectorat plutôt aisé, coupant ainsi certaines passerelles avec les classes moyennes et les populations paupérisées.

L’utilité des chaînes d’information en continu est également au cœur du débat actuel. Réagissant à son agression sur le plateau de Quotidien, Franck Paillanave émet une remarque pertinente dans le contexte actuel « Il y avait des menaces claires physiques, car on était identifié comme BFM TV ». Les chaînes d’information en continu demeurent aujourd’hui la pierre angulaire de la critique médiatique auprès de la population mais également de la profession. Le directeur des rédactions du Monde, Luc Bronner ne mâche pas ses mots pour décrire le travail des chaînes d’information en continu. Il précise sur France Inter « qu’il y a un jeu, notamment sur les chaînes d’information en continu, de polémiques à la demi-journée, de résumés de l’actualité en quelques caractères. J’ai arrêté de regarder ces chaînes, cela ne sert à rien, il n’y a pas de densité d’information, on est généralement sur la recherche de spectaculaire à très court terme. Cela n’a juste aucun intérêt. » Directeur de l’hebdomadaire Le 1, Éric Fottorino y va aussi de son commentaire et précise que ses équipes et celles des chaînes d’information en continu « ne font pas le même métier ».

Les «épargnés du « rejet » des journalistes

Pourtant tous les journalistes ne semblent pas honnis dans ce mouvement initié par les gilets jaunes. Florence Aubenas, journaliste au Monde plutôt considéré comme un journal élitiste par le mouvement actuel, est très appréciée sur les ronds points. Par sa présence régulière et continue sur un même terrain, la journaliste a attiré l’œil bienveillant des citoyens mobilisés dans ce qu’elle appelle « la révolte des ronds points ». Privilégiant le temps long à la course à l’information, elle est l’antithèse du traitement journaliste actuel. La confiance s’opère donc grâce à sa présence régulière sur un même lieu pendant plusieurs jours. Son travail salutaire tend également à proposer une lecture brute des aspirations, revendications et récits réguliers de la mobilisation des gilets jaunes.

Brut justement parlons en. Le média français émettant uniquement sur les réseaux sociaux s’est dotée d’une très bonne réputation auprès des gilets jaunes. Par l’intermédiaire de son journaliste Rémy Buisine présent sur le terrain, Brut couvre toutes les manifestations des gilets jaunes sur la capitale en enchaînant les live.
Au micro de Rémy Buisine beaucoup de manifestants interrogés disent accorder leur confiance à Brut puisque leur parole ne peut pas être déformée, témoin d’une méfiance incommensurable envers le travail des journalistes. Les manifestants interrogés semblent plébisciter cette forme de journalisme, sans montage et manipulation d’images, montrant la manifestation en son intégralité avec un commentaire très factuel de la situation. Les gilets jaunes rapidement invités sur les plateaux de télévision, se sont retrouvés « contraints par le dispositif médiatique des émissions » d’après la sémiologue Marie-France Chambat-Houillon dans L’Express. Ils préfèrent alors un format différent avec « une prise de parole immédiate« .

Plus surprenant cependant, certains médias comme Russia Today ou encore Sputnik gagnent en popularité ces dernières semaines. Contrairement à Brut, le média Russia Today directement financée par l’État russe, n’émet pas uniquement du live des mobilisations. La chaîne commente également la plupart des mobilisations à l’aide d’éditorialistes et du débat. La collusion entre RT et l’État Russe ne semble inquiéter outre mesure ces dernières semaines dans les cortèges de gilets jaunes. Interrogé par LExpress, le chercheur Maxime Audinet livre son analyse sur le sujet. Premièrement « RT pratique un journalisme très visuel, orienté vers le live, le direct. ». Il poursuit en précisant que « les gilets jaunes semblent de leur côté apprécier un média comme RT, non seulement parce que la chaîne prend vraisemblablement parti pour le mouvement, aussi des représentants des GJ sont régulièrement invités en plateau. » Maxime Audinet précise aussi que la chaîne d’information joue sur la diffusion de contenu sur les réseaux sociaux, et surtout sur Facebook, canal de communication privilégié des gilets jaunes. 

Le journalisme d’investigation reste également une forme appréciée par la population. Preuve en est, Élise Lucet apparaît toujours parmi les personnalités préférées des Français à la même place que l’an passé. La rédactrice en chef de Cash Investigation se glisse à la 31e place du classement. Pourtant à l’antenne sur le service public, très critiqué par les gilets jaunes pour quelques dérapages depuis le début du mouvement. La défiance se place donc dans une logique complexe, puisque le travail d’Élise Lucet et de ses équipes semble toujours autant plébiscité par les téléspectateurs.

Il faut maintenant espérer que les avertissements des dernières semaines ne tombent pas dans les oubliettes du journalisme. Il est indispensable de remettre en question le modèle économique des médias et la critique du pluralisme de l’information au plus grand monde en dehors des canaux spécialisés.

Merci à Romain Boulanger, photographe à Presse Océan pour les photos.

Animal journalistique curieux en service civique pour Fragil, je me passionne pour l’actualité du microcosme nantais afin d'en épier les nuances loin du manichéisme.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017