5 avril 2019

Un « opéra des gueux » aux sources de la comédie musicale

L’un des évènements de cette saison 2018-2019 d’Angers Nantes Opéra a été « The Beggar’s Opera » (1728) de John Gay (1685-1732) et Johann Christoph Pepusch (1667-1752), dans la mise en scène de l’immense Robert Carsen. Un spectacle étourdissant, aux résonances très actuelles…

Un « opéra des gueux » aux sources de la comédie musicale

05 Avr 2019

L’un des évènements de cette saison 2018-2019 d’Angers Nantes Opéra a été « The Beggar’s Opera » (1728) de John Gay (1685-1732) et Johann Christoph Pepusch (1667-1752), dans la mise en scène de l’immense Robert Carsen. Un spectacle étourdissant, aux résonances très actuelles…

Le livret de ce « Beggar’s Opera » (« L’opéra des gueux ») a été repris dans « L’Opéra de Quat’sous » de Kurt Weill et Bertolt Brecht (1928), où l’on retrouve des situations identiques et les mêmes personnages. D’une époque à l’autre, le regard lucide porté sur une société qui semble inchangée reste le même. Dans l’ouvrage de Gay et Pepusch déjà (comme chez Weill et Brecht), des airs et des chansons populaires se mêlent à des textes parlés, en rupture avec les opéras du XVIIIème siècle, aux sujets souvent mythologiques, avec l’alternance très codifiée d’arias et de récitatifs (John Gay a participé aussi, dans un autre registre, à l’écriture du livret d’ « Acis et Galatée » de Haendel). Robert Carsen prolonge cette dimension populaire dans des décors qui rappellent de façon immédiate l’univers de la rue, aujourd’hui. Avec son dramaturge Ian Burton, il a actualisé le texte, en faisant des références à notre époque, pour que la force subversive reste la même. Ce spectacle a été créé aux Bouffes du Nord en avril 2018, avant d’être repris notamment à Liège, Genève, Pise et Athènes…Les décors ont été réalisés par les ateliers d’Angers Nantes Opéra, les représentations nantaises s’inscrivaient dans le cadre d’une tournée de 25 représentations en régions Pays de la Loire et Bretagne, avec des étapes à Angers, Rennes, mais également à Saint-Brieuc, Quimper, Saint-Nazaire, Le Mans…pour toucher le plus grand nombre.

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La rue et les cartons

Tout commence par l’arrivée clandestine des musiciens (le prestigieux ensemble Les Arts Florissants !), qui s’emparent du plateau comme des voleurs, rasant les murs, lunettes noires et looks de truands. Ils attrapent leurs instruments anciens comme s’ils commettaient un acte illégal, et s’installent dans un coin, sur une sorte de trottoir. Ce sont des personnages à part entière dans l’univers interlope qui se dessine devant nous. Robert Carsen a imaginé, avec son scénographe James Brandily, un ingénieux dispositif fait d’un assemblage de cartons, qui occupe toute la hauteur de la scène. C’est le lieu de tous les trafics, d’échanges et de marchandises illicites. Ce décor s’ouvre et s’élargit, selon les besoins de l’action (une chambre à l’étage, un couloir central, un bar) mais l’accumulation de cartons reste la même, tout en trouvant de subtiles variations. Lors de la création du spectacle aux Bouffes du Nord, théâtre d’un sublime délabrement, aux balcons de pierre et aux murs lézardés, on imagine l’effet saisissant que devait produire un tel dispositif.

L’intrigue est conduite dans une formidable énergie, avec un humour souvent grinçant…

La figure du criminel Macheath cristallise toutes les tensions : Il s’est marié à Polly, fille du receleur Peachum, alors que Lucy Lockit, la fille du directeur de la prison, attend un enfant de lui. Les époux Peachum redoutent ce récent mariage de leur fille, par peur du manque d’argent, et ils s’acharnent sur ce gendre malgré eux, pour qu’il soit arrêté et pendu. On complote contre lui, et ce sont les prostituées du tripot familier qui le trahissent pour qu’il soit mis en prison, avant que Lucy ne l’en libère, mais il est à nouveau arrêté au troisième acte. Peachum, qui n’hésite pas à s’arranger avec les dealers et les prostituées pour mener à bien ses petites affaires, et Lockit, partagent désormais un même intérêt à voir Macheath derrière les barreaux. La confusion est extrême dans ce monde où les truands et les représentants de la loi sont interchangeables : les gueux véritables ne sont pas forcément ceux qu’on croit. L’intrigue est conduite dans une formidable énergie, avec un humour souvent grinçant, et quelques moments d’anthologie, d’un comique irrésistible, tel ce coup de théâtre qui clôt une scène de rivalité amoureuse entre Polly et Lucy, où l’une veut empoisonner l’autre. Tout se joue autour d’une coupe de champagne d’un vert tellement improbable qu’il en devient poétique…et c’est finalement la mère, arrivée soudainement, qui la porte à ses lèvres.

Robert Carsen et William Christie amènent chaque artiste de ce « Beggar’s Opera » vers un jeu qui semble spontané, à partir de la personnalité de chacun…

Tous les événements s’enchaînent dans un véritable tourbillon, où se mêlent le théâtre parlé, le chant et la danse. Robert Carsen a aussi mis en scène des comédies musicales, notamment « My fair Lady » en 2010 et « Singin’in the Rain » (« Chantons sous la pluie) en 2015 au Châtelet ; il suggère, par un rythme de chaque instant, une proximité entre ces spectacles qui ont fait la gloire d’Hollywood au cinéma et un ouvrage du XVIII siècle. Ce lien entre les deux esthétiques se décline aussi dans la chorégraphie inventive de Rebecca Howell, d’une totale liberté entre gestuelle baroque et hip-hop, avec des instants acrobatiques, d’une belle virtuosité. Le résultat est particulièrement réjouissant, et l’association de mouvements d’aujourd’hui sur une musique ancienne est un pur bonheur. On retrouve une telle liberté dans la conception musicale de William Christie, reprise, du clavecin, par Marie Van Rhijn à Nantes. En l’absence d’orchestration précise, les musiciens improvisent sur des lignes mélodiques qui restent les mêmes, pour trouver à chaque représentation d’autres couleurs et de nouvelles atmosphères, à la manière du jazz. Robert Carsen et William Christie ont débuté leur collaboration en 1993 au festival d’Aix-en-Provence par « Orlando » de Haendel, qui a connu un très beau succès, en prélude à d’autres spectacles mémorables, essentiellement des opéras baroques, dont une miraculeuse « Alcina », également de Haendel, au Palais Garnier en 1999. Ils amènent chaque artiste de ce « Beggar’s Opera » vers un jeu qui semble spontané, à partir de la personnalité de chacun, dans un travail de troupe comme on les aime, où chacun est important sur le plateau. Dans une distribution très attachante, Benjamin Purkiss apporte un beau charisme au personnage de Macheath, truand bourreau des cœurs, tandis que Beverley Klein, donne son prodigieux tempérament aux rôles de Mrs Peachum et de Diana Trapes, la tenancière, dans deux compositions très marquantes !

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Un jeu de miroir encore plus troublant

« The Beggar’s Opera » a une dimension satirique et, par-delà la question de la corruption, les auteurs s’attaquent au gouvernement britannique de l’époque, dont Robert Walpole (1676-1745) était le premier ministre. Ce spectacle de 2018 a été transposé dans l’Angleterre de Theresa May, pour que la dénonciation du pouvoir reste aussi véhémente. Mais on trouve aussi des échos avec ce qui se passe en France. L’ouvrage s’achève sur un ultime coup de théâtre, Macheath est gracié, in extremis, suite à la démission du gouvernement ! Lorsque l’on a vu le spectacle, le 14 décembre à Nantes, cette annonce résonnait avec la situation de crise qui traverse le pays, et on avait le sentiment troublant que ce dénouement reflétait ce qui se jouait aux portes du théâtre. Dans sa passionnante vision de « La tempête » de Shakespeare à la Comédie Française, Robert Carsen interrogeait également la question du pouvoir, dans un jeu de miroir déformant.

Tous les artistes se sont investis avec une formidable intensité…

Ce vendredi 14 décembre, il y avait justement en France un appel à la grève générale, et en arrivant au Théâtre Graslin, les portes sont restées fermées pendant un long moment. La représentation a failli être annulée, et elle a finalement débuté avec une heure de retard. Lorsque les grilles se sont ouvertes, dans le froid hivernal, on a senti la fébrilité du public qui souhaitait découvrir ce spectacle tellement attendu, et qui s’est déroulé dans des conditions particulières, sans les éclairages conçus par Robert Carsen et Peter van Praet. Ainsi, la salle est restée allumée. Il y a, dans ces situations de grèves, un enjeu très fort qui est celui de jouer à tout prix, malgré les nouvelles contraintes. Tous les artistes se sont investis avec une formidable intensité, face à cette lumière de la salle qui aurait pu les déstabiliser, brouiller leurs repères. Ils ont offert un incroyable moment de théâtre, qui a mis en valeur la force de la direction d’acteurs. Un tel spectacle est amené à s’adapter aux lieux les plus divers, il continue à vivre et chaque représentation est unique, c’est ce qui caractérise le spectacle vivant. On ne voit pas tous la même chose selon la place où l’on se trouve, sa sensibilité ou son histoire, chacun fait des choix et il n’y a pas uniformité du regard. Ce 14 décembre, il n’y avait pas les éclairages prévus, mais ce à quoi nous avons assisté était énorme. De plus, la salle allumée renforçait le jeu de miroir. Les spectateurs, qui étaient vus par les acteurs, se sentaient impliqués dans l’action, et peut-être même traqués, mis en accusation. Sous le lustre aveuglant du Théâtre Graslin, ils participaient, dans une étrange proximité, à ce qui se jouait devant eux, dans les eaux troubles d’un monde corrompu. Dans sa sublime vision de « Traviata » à la Fenice de Venise, tous les balcons s’illuminaient à la fin, durant la mort de Violetta…le réel s’invitait aussi avec éclat dans la pénombre du théâtre…

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Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017