23 avril 2018

«  La tempête » mise en scène par Robert Carsen : Par-delà cette étoffe…

L’un des événements de cette saison à la Comédie Française est « La tempête » de William Shakespeare (1611), dans la mise en scène de l’immense Robert Carsen, que l’on peut voir Salle Richelieu jusqu’au 21 mai. Un spectacle marquant, aux passionnantes résonances.

«  La tempête » mise en scène par Robert Carsen : Par-delà cette étoffe…

23 Avr 2018

L’un des événements de cette saison à la Comédie Française est « La tempête » de William Shakespeare (1611), dans la mise en scène de l’immense Robert Carsen, que l’on peut voir Salle Richelieu jusqu’au 21 mai. Un spectacle marquant, aux passionnantes résonances.

Prospero était duc de Milan mais son pouvoir a été usurpé par son frère Antonio; il vit désormais en exil sur une île, en compagnie de sa fille Miranda, et de quelques rares autochtones aux contours surnaturels. Mais une tempête, qu’il orchestre en mystérieux démiurge, ramène dans cette retraite ceux qui s’étaient emparé du trône. Le texte de Shakespeare illustre la fragilité et la mouvance de toute chose, et ces réalités vacillantes évoquent « La vie est un songe » de Calderon (1635), qui unit dans un même mouvement le rêve et la réalité. La lecture de Robert Carsen prolonge une telle subjectivité en suggérant que l’action se passe dans le cerveau troublé du protagoniste, et en lui donnant les échos d’autres naufrages, plus proches de nous et aussi dévastateurs. Cette pièce est entrée au répertoire de la Comédie Française en 1998, dans la vision très baroque de Daniel Mesguich, d’où émergeait l’énigmatique « Lamento D’Ariane » de Claudio Monteverdi, l’aria rescapée des flammes ! Eric Génovèse y incarnait un troublant Caliban. Cette nouvelle proposition est épurée, dans des tons blancs et clairs et quelques gris inquiétants. Les parois du décor resserrent l’action, tout en en faisant une fenêtre ouverte sur une tempête plus secrète, qui rejoint les questionnements et l’intimité de chacun. Prospero n’affirme-t-il pas que « Nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits»?

Le texte de Shakespeare illustre la fragilité et la mouvance de toute chose.

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L'éblouissement de Miranda lorsqu'elle voit pour la première fois Ferdinand

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Île, isolement et images poétiques

La première image montre Prospero sur un lit d’hôpital, en fin de vie. L’île prend dès lors d’autres significations et s’élargit à toute situation qui isole : des obsessions se mêlent à la vie qui défile. Cette scène est d’autant plus perturbante qu’elle crée de douloureuses correspondances entre l’exil du personnage et ces maladies qui génèrent des fractures entre son monde intérieur et la réalité, dans une perception qui se brouille. La dissonance du texte avec la situation est bouleversante et renforce l’impression d’égarement. Dans sa mémorable mise en scène de « Rusalka » d’Antonin Dvorak à l’Opéra National de Paris (2002), Robert Carsen illustrait une telle rupture en donnant à voir en un saisissant jeu de miroir la réalité du Prince et sa vie fantasmée. Cette « tempête » nous plonge dans une même conscience morcelée, où les pouvoirs magiques de Prospero se matérialisent en de captivantes projections vidéo en noir et blanc, qui prolongent l’action : un très beau travail de Will Duke avec de gros plans sur des visages, des images de la mer ou d’éléments déchaînés, dans une logique des rêves.

Cette « tempête » nous plonge dans une même conscience morcelée, où les pouvoirs magiques de Prospero se matérialisent en de captivantes projections vidéo en noir et blanc

Ces images projetées reflètent la tempête intérieure de Prospero, dans un théâtre intime où les souvenirs reviennent par bribes, comme ces apparitions irréelles de déesses auxquelles la magnifique Elsa Lepoivre donne d’énigmatiques présences, légères et graves à la fois. Elles célèbrent en de mystérieux rituels l’union de Ferdinand et de Miranda. Cette figure démultipliée aurait-elle aussi contribué à la ruine du monarque déchu ? Une image la montre en effet auparavant aux côtés du frère, en une réminiscence de Claudius et de la Reine dans « Hamlet », ou des époux Macbeth. Celle qui a trahi se serait métamorphosée en créatures surnaturelles. A moins qu’il ne s’agisse du visage d’un être disparu, venu témoigner d’un passé balayé par ces vagues qui ponctuent l’action. Michel Vuillermoz, immense Cyrano de Bergerac en 2006, apporte au personnage de Prospero des accents contrastés d’une intense humanité. Il joue un homme blessé qui trouve, malgré son extrême fragilité, d’autres chemins pour exercer le peu de pouvoir qui lui reste ; c’est ce paradoxe qui le rend attachant.

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Michel Vuillermoz apporte au personnage de Prospero des accents contrastés d’une intense humanité

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Le spectacle de Robert Carsen est très poétique, grâce à une symbiose parfaite entre les images filmées et le jeu, mais aussi grâce aux fascinantes lumières qu’il signe avec Peter Van Praet, et particulièrement à d’ineffables pénombres. Miranda est aussi une victime de l’exil ; elle a vécu isolée sur cette île, parmi d’étranges esprits. Ce qui explique son éblouissement lorsqu’elle voit pour la première fois Ferdinand, fils du Roi de Naples et l’un des rescapés de cette tempête. La naissance d’un sentiment amoureux se mêle au choc causé par une vision totalement nouvelle. Sa candeur est touchante, et rappelle ces adolescents de « La dispute » de Marivaux (1744), qui découvrent l’amour après avoir été placés dès leur naissance à l’écart de toute société, comme des rats de laboratoire, sous le regard manipulateur d’un prince et d’une princesse. C’est Prospero qui orchestre la rencontre, dans un nouveau sursaut de puissance. Georgia Scalliet et Loïc Corbery jouent deux figures lumineuses, dans un monde où tout reste à reconstruire.

Eclats de pouvoir

La conscience en ruines de Prospero vient ici d’une maladie, d’un état d’abandon ou d’égarement, où le pouvoir lui échappe. Il exerce cependant sa tyrannie sur les éléments et sur de rares habitants dans une forme de délire mental. L’île se peuple de ceux qui ont causé sa perte et qu’il fait venir jusqu’à lui pour assouvir sa vengeance. Des déchets tombent des cintres, reflétant la pollution de son âme, tout en suggérant une menace qui ressemble aux nôtres. Et si, sur ce tout nouveau territoire, les choses se répétaient ? Le maître de l’île retient en captivité Ariel, un esprit des airs au service de sa magie. C’est Christophe Montenez, perturbant Martin des «Damnés », dans la vision d’Ivo van Hove, qui dessine cette figure émouvante et d’une indicible pureté. Le personnage est vêtu de blanc et réunit ou isole, tel Puck du « Songe d’une nuit d’été » (1595), mais se révèle parfois d’une inquiétante légèreté lorsqu’il prend conscience de la folie des hommes.

Et si, sur ce tout nouveau territoire, les choses se répétaient ?

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Les fascinantes lumières et les ineffables pénombres de Peter Van Praet

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Les nouveaux arrivants, parmi lesquels il y a Antonio, le frère usurpateur, poursuivent sur l’île leurs anciennes querelles ; ils trouvent un nouveau terrain de jeu pour se tromper et se déchirer, afin de savoir qui règnera sur cet espace inconnu, pendant que Prospero achève son projet obsessionnel de vengeance. Mais le pouvoir peut être aussi complètement dérisoire lorsque l’autochtone Caliban se déchaîne en compagnie de deux ivrognes, Stephano et Trinculo en une étourdissante parodie. Les clochards de Samuel Beckett (1906-1989) ne sont pas si loin (On pense à « En attendant Godot » et à « Fin de Partie »), ce qui ramène ces conflits à un jeu absurde et vain. Stéphane Varupenne, Britannicus intense dans la vision de Stéphane Braunschweig de la tragédie de Racine, joue un Caliban instinctif et animal, avec une formidable énergie, et forme avec Jérôme Pouly et Hervé Pierre un trio d’une irrésistible drôlerie !  L’île, réelle ou intérieure, est dans une grande confusion. Ariel est finalement le Deus ex machina de tout ce désordre, en incitant Prospero au pardon. Il se révèle ainsi un ange rédempteur et une figure de compassion, tandis que le démiurge retrouve sa tenue blanche du début, pour une fin apaisée : il rejoint alors le monde des esprits.

L’île, réelle ou intérieure, est dans une grande confusion.

Le lendemain de cette représentation, la Comédie Française affichait « Le petit-maître corrigé », une pièce de Marivaux qui n’avait été jouée que deux fois à sa création en 1734 ! Cette reprise de 2016, dans une mise en scène pleine de poésie de Clément Hervieu-Léger, avec la très belle scénographie d’Eric Ruf, était donc presque une première, ce qui est plutôt émouvant. Il y est question de malentendus et d’artifices, de cheminements amoureux et de paysages du cœur. Le principe de l’alternance à la Comédie Française a quelque chose de mystérieux et de fascinant, car on peut voir les mêmes acteurs dans des spectacles très différents, et parfois le même jour ! Loïc Corbery est cette fois Rosimond, un petit-maître parisien superficiel et arrogant tandis que Christophe Montenez interprète de manière très touchante son valet Frontin, aux côtés notamment des merveilleux Didier Sandre et Dominique Blanc.

Le metteur en scène transfigure les mots de Shakespeare en leur donnant une évidence saisissante, tout en construisant une atmosphère pénétrante, aux résonances intimes pour chacun.

On doit à Robert Carsen de mémorables spectacles d’opéras, avec de nombreuses images marquantes, comme ce carrosse de Manon Lescaut, dans l’Opéra de Puccini (en 1991 à l’Opéra Bastille), qui était doré au deuxième acte en un symbole de richesse, et volait en éclats au dernier, pour la mort où l’héroïne, seule, perdue et abandonnée, dans une vision qui attirait des larmes. Il y a eu beaucoup d’émotions ensuite, et on attendait avec impatience son premier spectacle de théâtre en France, à la Comédie Française. Le metteur en scène transfigure les mots de Shakespeare en leur donnant une évidence saisissante, tout en construisant une atmosphère pénétrante, aux résonances intimes pour chacun. C’est certainement ce qui donne une même force à tous ses spectacles, cette bouleversante nécessité de chaque mot, de chaque note et de chaque situation, dans des images qui atteignent en plein cœur.

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Affiche
Affiche de la Tempête

La Comédie Française

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017