10 février 2017

« L’Opéra de quat’sous est d’une actualité effrayante »

Après le beau succès de « Cabaret » en 2014, Nicole Croisille et Eric Perez se sont retrouvés l'été dernier au festival de Saint-Céré. Nous les avons rencontrés, pour « L'Opéra de Quat'sous » de Kurt Weill et Bertolt Brecht, une œuvre qui trouve de troublants échos avec notre monde moderne. Ce spectacle, mis en scène par Olivier Desbordes et Eric Perez, est à voir en tournée en mars et mai 2017.

« L’Opéra de quat’sous est d’une actualité effrayante »

10 Fév 2017

Après le beau succès de « Cabaret » en 2014, Nicole Croisille et Eric Perez se sont retrouvés l'été dernier au festival de Saint-Céré. Nous les avons rencontrés, pour « L'Opéra de Quat'sous » de Kurt Weill et Bertolt Brecht, une œuvre qui trouve de troublants échos avec notre monde moderne. Ce spectacle, mis en scène par Olivier Desbordes et Eric Perez, est à voir en tournée en mars et mai 2017.

L’Opéra de Quat’sous était présenté l’été dernier au Théâtre de l’Usine à l’occasion du festival de Saint-Céré, dans la Vallée de la Dordogne (Lot). Leurs interprètes, Nicole Croisille et Eric Perez – également metteur en scène – se sont prêtés, pour Fragil, au jeu de l’entretien sur le désormais traditionnel canapé de l’Hôtel de France de Saint-Céré.

Fragil : Que représente pour vous L’Opéra de Quat’sous de Kurt Weill et Bertolt Brecht, et quelles en sont les résonances actuelles ?

Eric Perez : J’ai un lien très affectif avec cette œuvre. L’un de mes premiers rôles, en 1989, était celui de Matthias, dans une mise en scène d’Olivier Desbordes , différente de celle que nous reprenons en ce moment, aux côtés d’Anna Prucnal et de Michel Hermon. Nous l’avons remontée en 2003 avec des chanteurs lyriques.

Nicole Croisille : C’est vraiment, pour Olivier et Eric, une pièce maîtresse, sur laquelle ils s’appuient et vers laquelle ils retournent régulièrement.

Eric Perez : C’est parce qu’elle résonne fortement aujourd’hui. Les gens applaudissent le discours sur la société où se confondent flics et voyous, capitalisme et banditisme, dans l’exploitation de la misère. « Qui est le plus grand criminel, de celui qui vole une banque et celui qui la fonde ? » Cette question a été posée ici par Brecht, avant la crise de 1929. Il pressentait, comme ce sera le cas en 2008, que ça allait exploser.

Nicole Croisille : Finalement, ça nous montre que la société ne fait pas de progrès. C’est d’une actualité effrayante !

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L’axe principal, c’est le cirque, un cirque de la comédie humaine

Thierry Lindauer

Fragil : Comment présenteriez-vous chacun des personnages que vous interprétez ?

Nicole Croisille : Madame Peachum semble au début une pauvre femme que l’on pourrait sauver de cette histoire, mariée à un voyou qui a trouvé le moyen d’utiliser plus pauvre et plus simple que lui. Il règne sur une véritable cour des miracles. Elle a dû être éblouie par la culture et l’éducation de cet homme, religieux quand ça l’arrange, mais ce faux dévot exploite la misère du monde. Lorsqu’elle est invitée, avec sa fille Polly, par le bandit dont tout Londres parle, une figure hors-norme qui peut séduire et tuer, elle respire une certaine liberté. Mais elle se montre horriblement jalouse de sa fille en découvrant qu’elle s’est mariée avec ce truand. Les deux horreurs de l’histoire, ce sont les Peachum, qui font penser aux Thénardier. Ils n’hésitent pas à dénoncer et à conduire à sa perte ce gendre malgré eux, mais à la fin, ils se prennent dans la gueule La Ballade des pendus de François Villon.

Eric Perez : Le bandit Macheath est finalement le personnage le plus sympathique. Il a une pureté dans le mal, une liberté revendiquée et il peut tout se permettre. Juste avant d’être pendu, il pose cette question étonnante : « Qu’est-ce que tuer un homme comparé au fait de lui donner un travail rétribué ? ». Certaines de ses répliques sont incroyables, elles restent burlesques sur un sujet lourd.

Qui est le plus grand criminel, de celui qui vole une banque et celui qui la fonde ? Bertolt Brecht

Fragil : Vous signez, Eric, la mise en scène de cette reprise, avec Olivier Desbordes. Quels en sont les grands axes ?

Eric Perez : L’axe principal, c’est le cirque, un cirque de la comédie humaine. Olivier adore cet univers. La piste est à l’image de la vie. Tout le monde tourne autour de Peachum, la plus grande crapule de la pièce, comme s’il était un dompteur. Macheath se retrouve enfermé dans une cage, tel un fauve indomptable. Mais le cirque a aussi un côté léger, burlesque et tragique à la fois, avec la proximité du danger, et c’est ce qui excite le public. Il y a une grinçante métaphore dans tout ça…

Fragil : Vous vous retrouvez tous deux sur cette production, après avoir été réunis dans Cabaret en 2014. De quelle manière définiriez-vous votre complicité sur le plateau ?

Nicole Croisille : On a sympathisé tout de suite sur Cabaret, et au bout d’une semaine, nous étions comme de vieux copains. Je suis arrivée dans cette aventure avec une auréole de « star », mais ça m’a gênée, car je me considère aussi comme une danseuse, depuis mes débuts à l’âge de 18 ans à la Comédie-Française.

Eric Perez : J’étais fan de Nicole, et j’ai mis quinze jours à le lui dire. Je peux chanter toutes ses chansons ! Ce qui nous lie, c’est que nous sommes tous deux chanteurs et comédiens. Nous avons repris un an en tournée cette histoire de gens qui travaillent dans un cabaret, elle nous a tous soudés très vite et on adorerait la rejouer !

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Les gens applaudissent le discours sur la société où se confondent flics et voyous, capitalisme et banditisme, dans l’exploitation de la misère

Thierry Lindauer

Fragil : Vous avez connu, Nicole, un grand succès la saison dernière dans Irma la douce, une autre comédie musicale, au Théâtre de la Porte Saint-Martin puis en tournée. Quel souvenir en gardez-vous ?

Nicole Croisille : Il m’est arrivé d’alterner en tournée Irma la douce et L’Opéra de quat’sous. Irma la douce a été écrit par Alexandre Breffort, alors journaliste au Canard Enchaîné, dans les années 50. L’action se passe aussi dans un monde de malfrats. C’est l’histoire improbable d’un voyou-souteneur qui tombe amoureux d’une prostituée. Le sujet est semblable à celui de L’Opéra de quat’sous, mais il est traité à l’opposé, comme une image d’Épinal. J’aime l’esprit de Nicolas Briançon, le metteur en scène, et les références à d’autres comédies musicales qu’il a en tête. Il y a 21 personnes sur le plateau. Je suis la patronne du Bar des Inquiets, un personnage qui a été étoffé, et qui raconte l’histoire. Les critiques parisiens m’ont remarquée dans ce rôle, et semblent avoir découvert qu’un chanteur est aussi un acteur. Lorsque j’interprète mes chansons, je joue pourtant aussi un personnage, même en disant « je »…

J'adorerais faire du cinéma Eric Perez

Fragil : Eric, vous avez proposé lors de l’édition 2016 du festival de Saint-Céré un concert intitulé Le cinéma en chansons, avec la complicité de Manuel Peskine au piano. Comment avez-vous imaginé ce programme ?

Eric Perez : Le cinéma, c’est ma passion, mais aussi ma véritable culture. Je pourrais passer mon temps à regarder des films. Ce concert me permet de lier mon métier de chanteur avec ce que j’aime le plus. C’est un bonheur de travailler avec Manuel, avec qui j’ai fait pas mal de spectacles. Il se montre toujours très inventif et on ose pas mal de choses ensemble , dans la fantaisie mais toujours avec une rigueur musicale. J’adorerais faire du cinéma. Nicole et moi avons un autre point commun, c’est que nous avons des rêves. C’est ce qui nous fait avancer.

Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?

Eric Perez : Je vais monter Les noces de Figaro de Mozart, qui seront créées en avril à Clermont-Ferrand. Elles seront coproduites par l’Opéra de Massy, et reprises pour l’édition 2017 à Saint-Céré, un peu dans le même esprit que La flûte enchantée de 2009, avec de jeunes chanteurs. J’envisage aussi une tournée de mon programme sur le cinéma, et de reprendre le spectacle sur des textes et chansons d’Aragon. J’aime bien être seul sur scène.

Nicole Croisille : J’ai été contactée pour des pièces à Paris. Ce qui me semble vraiment essentiel en cette période tragique, c’est de continuer à apporter du rêve…


Avec nos remerciements à Monsieur et Madame Berry, propriétaires de l’hôtel de France de Saint-Céré.

Portrait de Nicole Croisille et Eric Perez, ©Alexandre Calleau

En tournée :

3 mars 2017 : Palais des Congrès, Issy les Moulineaux
10 mars 2017 : L’Avant-Seine Théâtre, Colombes
17 mars 2017 : Théâtre de l’Archipel, Perpignan
12 mai 2017 : Centre culturel Val d’Yerres
13 mai 2017 : Théâtre de Longjumeau
27 mai 2017 : Centre culturel Gérard Philippe, Calais

Un Nid branché

Hé Ho, du bateau !

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017