5 août 2016

La terreur sans visage

Suite aux attentas de Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray, plusieurs médias ont décidé de ne plus publier les visages des tueurs. L'idée divise chez les journalistes pris entre leur devoir d'information, leur rôle dans la mécanique terroriste et le risque de voir enfler les théories du complot. Revue de presse.

La terreur sans visage

05 Août 2016

Suite aux attentas de Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray, plusieurs médias ont décidé de ne plus publier les visages des tueurs. L'idée divise chez les journalistes pris entre leur devoir d'information, leur rôle dans la mécanique terroriste et le risque de voir enfler les théories du complot. Revue de presse.

RFI, France 24, Le Monde, Europe 1, BFM TV, La Croix…. Suite aux attentas de Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray, plusieurs médias ont opté pour l’anonymisation complète (pas de nom, pas de photo) ou partielle (pas ou peu d’images) des terroristes. L’argument principal : ne plus contribuer involontairement à leur glorification. Avec une telle démarche, TV, presse et radio prennent conscience de leur rôle dans la mécanique terroriste qui injecte la peur via les médias et leur « formidable » caisse de résonance que sont les réseaux sociaux. Mais force est de constater que l’idée est loin de faire l’unanimité.

Glorification

Le psychiatre et anthropologue Richard Rechtman plaide en faveur de cette mesure dans Télérama.  « Rendre impossible l’identification des assassins est une façon de faire que personne ne puisse s’identifier à eux. Que celui qui souhaite mourir avec la gloire sache qu’il mourra dans l’anonymat le plus total ». « Nous voulons éviter de faire une mise en avant involontaire de ces gens », a annoncé Hervé Béroud, patron de BFM-TV qui a décidé de ne plus diffuser aucune photo des terroristes.


Capture du 2016-08-05 15:56:13A lire sur Télérama : Faut-il montrer les photos des auteurs d’attentats ? Plusieurs médias disent stop


Si l’anonymisation compte des adeptes à l’image de Fethi Benslama, psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’université Paris-Diderot, elle comprend aussi nombre de détracteurs. Pour ces derniers, cacher les photos des terroristes dans les grands médias n’empêcherait pas les images de circuler par ailleurs sur le web. Pire : l’anonymisation ouvrirait grandes les portes aux théories du complot déjà bien présentes sur la toile. C’est ce qu’a défendu Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro, qui met en avant le devoir d’information qui incombe aux rédactions. Et le journaliste de faire référence au livre 1984 : « Surtout, ne tombons pas dans le piège de ce monde imaginé par Orwell où les noms des «méchants» (où s’arrêtera la liste?) sont systématiquement effacés des livres d’histoire. »


Capture du 2016-08-05 16:34:16A lire sur Le Monde : Médias : faut-il divulguer l’identité et la photo des terroristes ?

« Les médias sont l’oxygène du terrorisme. » L’affirmation du juge antiterroriste David Bénichou au micro de Pierre Weill sur France Inter a de quoi hérisser la profession. Et pourtant, alors qu’elles tuent la liberté d’expression d’une part, les organisations terroristes profitent aussi d’une médiatisation en continu hyper-connectée. « C’est la poule et l’œuf » résume Johan Hufnagel, directeur des éditions de Libération dans Le Monde. Dans un tel contexte, cacher une partie des informations alimenterait à coup sûr les théories du complot. C’est ce qu’affirme, toujours dans Le Monde, Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste du djihadisme. Celui-ci regrette que le débat se concentre sur le profil psychologique des terroristes. « C’est intéressant, mais ils commettent, avant tout, des actes politiques au nom d’une organisation, l’État islamique ».


Capture du 2016-08-05 16:55:08A écouter sur France inter : David Bénichou : « les convertis sont, en proportion, les plus nombreux dans nos dossiers »


Ailleurs en Europe ?

Pour une fois, Libération et Le Figaro trouvent un terrain d’entente. « Une photo publiée ne changera rien à la stratégie des terroristes » affirme Laurent Joffrin en titre d’un édito. Le propos est très clair : la liberté d’informer doit primer. Le directeur de publication de Libé rejoint l’analyse de Wassim Nasr en remettant le caractère politique des actions terroristes au premier plan, derrière les pulsions d’ordre psychologique. « Nourrie de folie identitaire, de dogmatisme religieux, de haine antimoderne, leur pulsion meurtrière est aussi politique. Ils se veulent les soldats d’une cause : l’établissement d’un califat qui imposerait le règne sur Terre […] Soyons réalistes : une photo publiée ou retenue ne changera rien à cette stratégie. »


Capture du 2016-08-05 17:11:30A lire sur Libération : Une photo publiée ne changera rien à la stratégie des terroristes 


Dans le même temps, Le Monde a atténué sa prise de position initiale comme le relève Robin Andraca sur le site Arrêt sur image. Ce dernier reprend des précisions de Jérôme Fenoglio, directeur de publication du quotidien national : la mesure de ne pas diffuser d’images « porte principalement sur des images tirées de [la] vie quotidienne [des terroristes] ou sur celles, souvent prises par eux-mêmes, précédant leur passage à l’acte. Cette demande ne concerne pas les documents de type pièce d’identité, ou les images apportant différents type de preuves (par exemple capture écran attestant d’une présence à tel endroit, photo de groupe donnant des informations sur des proximités entre personnes ou réseaux), accompagnées d’explications, et/ou éventuellement recadrées. » Pour Johan Hufnagel, directeur adjoint de la rédaction de Libération, Le Monde a ni plus ni moins retourné sa veste sur le sujet.


Capture du 2016-08-05 17:45:59A lire sur Arrêt sur images – Ne plus montrer le visage des terroristes : Le monde revient sur sa position


Et ailleurs, comment ça se passe ? Le débat apparu en France a dépassé les frontières hexagonales comme l’a remarqué Libération. Mais là encore, les avis sont partagés. Si en Italie, La Repubblica décide de ne plus diffuser les images de terroristes (ni celles des victimes), les avis restent partagés selon les pays. En Allemagne, on préfère le cas par cas du côté de Bild. Le Spiegel aussi continue de diffuser ces images en y apportant « beaucoup de vigilance ». Et Libération de tacler certains médias du Royaume-Uni : « La presse britannique… elle, ne semble pas vraiment se poser la question. […] Le Sun, le Daily Mail, Metro et autres sont restés fidèles à leur couverture sensationnaliste. Les journaux dits sérieux publient eux aussi les images des assaillants


Capture du 2016-08-05 17:43:18A lire sur Libération – Montrer les visages des terroristes : et ailleurs en Europe ?


Nous laisserons ici le mot et l’image de la fin à Mediapart et Charlie Hebdo. « C’est avec de bons sentiments sidérés qu’on bricole une tartufferie nationale » envoie Antoine Perraud dans un édito paru le 28 juillet et intitulé « Contre l’invisibilité nationale ». Mediapart continuera donc de montrer le visage des terroristes pour « faire face, avec distance.»

Les Francofolies en mode électro swing

Uplifting Vibrations

Un temps journaliste, roule aujourd'hui pour l'Information Jeunesse... Enseigne à droite, à gauche. Membre du CA de Fragil. #Medias #EMI #hiphop #jazz et plein d'autres #

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017