11 mai 2023

« Il faut désacraliser l’enquête » – Interview d’Antton Rouget et Benjamin Peyrel

Afin d’approfondir ce qui a été dit lors de la conférence “Enquête nationale, enquête locale” lors de l’arrêt nantais des 15 ans de Mediapart, nous avons interrogé Benjamin Peyrel, rédacteur en chef de Médiacités Nantes et Antton Rouget du pôle enquête de Mediapart pour aborder les enquêtes plus en profondeur.

« Il faut désacraliser l’enquête » – Interview d’Antton Rouget et Benjamin Peyrel

11 Mai 2023

Afin d’approfondir ce qui a été dit lors de la conférence “Enquête nationale, enquête locale” lors de l’arrêt nantais des 15 ans de Mediapart, nous avons interrogé Benjamin Peyrel, rédacteur en chef de Médiacités Nantes et Antton Rouget du pôle enquête de Mediapart pour aborder les enquêtes plus en profondeur.

Fragil : Où trouver sa légitimité pour faire de l’enquête ? 

Antton Rouget : Il faut désacraliser l’enquête, je n’emploie jamais l’expression “journalisme d’investigation”. L’enquête c’est le point de départ de tout sujet journalistique. C’est se poser une question, c’est savoir si un discours public est conforme à la réalité de ce qu’on peut observer. Je le vois à travers les interventions que je fais en école de journalisme, je raconte mes premières enquêtes qui étaient dans des médias locaux et qui n’étaient même pas présentées comme des enquêtes. C’était juste interroger des faits, de pas tout prendre pour argent comptant, se dire que des fois des réalités sont cachées ou plus nuancées que ce qu’on veut nous présenter. C’est la base de tout travail journalistique. Qu’on fasse une interview, qu’on vérifie des faits, qu’on fasse un reportage, un portrait… Tous les genres journalistiques partent d’une démarche d’enquête. C’est un regroupement d’informations, de sources et un travail de vérification. Plutôt que de percevoir l’enquête comme un horizon un peu inatteignable, il faut la ramener à ce qu’elle est, à la base de ce que devrai être tout travail journalistique. L’enquête, ce n’est pas seulement trouver le compte en Suisse caché d’un ministre. Ça c’est un format d’enquête exceptionnel et par ailleurs rarissime. Beaucoup d’enquêtes, c’est vérifier des déclarations publiques, vérifier des sommes qui sont annoncées pour financer des projets, voir si les promesses formulées initialement pour tel ou tel projet se concluent réellement. C’est ce qu’il y a de plus impactant pour les gens, de savoir comment sont conduites les questions d’aménagement, de transport, environnementales… Tout ce qui nous entoure au quotidien.

Fragil : Avez vous des exemples de personnes qui sont plus faciles à aborder pour mener une enquête lorsque d’autres ne souhaitent pas répondre ?

Benjamin Peyrel : La question n’est pas tant celle de la personne à aborder, c’est plutôt quel est le sujet ? Quel est le fait public que je veux interroger et sur lequel je vais enquêter ? Pour avoir la réponse à mes interrogations, qui va être la bonne personne pour me donner cette réponse ? Cela peut être au sein d’une institution mais aussi à côté. Si on se pose des questions sur l’école, c’est intéressant d’avoir quelqu’un qui tous les jours est dans une école face à des élèves et qui raconte la réalité de son quotidien, de sa vie, de sa profession. Ensuite, pourquoi pas aller confronter la rectrice à ces témoignages de terrain.

Fragil : Comment faciliter la construction d’une architecture mentale pour établir quelles seront les personnes les plus aptes à nous répondre ?

Antton Rouget : Cela passe par l’obligation déontologique et juridique d’interroger les personnes qui sont dans nos enquêtes, les administrations, les collectivités, les personnalités publiques… Que ces personnes là souhaitent ou pas répondre, ça, ça les concerne. On peut être condamnés en diffamation si on a pas respecté le contradictoire. C’est hyper important. C’est même important pour la qualité des sujets. On préfère avoir des gens qui répondent. On leur dit : « répondez-nous, sinon on peut avoir un regard biaisé sur certains sujets ». Des fois on peut partir sur une interprétation et en fait, avec une réponse, se rendre compte qu’elle était biaisée. On est moins serein quand on publie un papier et qu’on a pas de réponse, même quand on a la certitude d’avoir des faits.

Benjamin Peyrel : Ça nous oblige aussi à penser contre nous même. « Ok d’accord c’est ça qu’il va répondre », comment ça se confronte aux faits que j’ai ? Comment ça se confronte aux autres opinions ou analyses que j’ai ? Le contradictoire nourrit un article et c’est ça qui va le rendre riche. Sinon, c’est un article univoque et qui se vend comme nettement moins bon.

Fragil : Est-ce que c’est pas une manière de pouvoir vous attaquer a posteriori en vous dénonçant d’avoir un article qui est biaisé de faire le choix de ne pas vous répondre ?

Antton Rouget : Il peut y avoir cette volonté là de nous faire trébucher sur des choses. Les cas où ça se produit, c’est totalement malhonnête. Si sciemment, les personnes que l’on contacte savent qu’une information va être diffusée et qu’elles ne font rien pour la démentir c’est du cynisme absolu et une malhonnêteté totale.

Benjamin Peyrel : Ce qui n’est pas à exclure (rires). Là c’est à nous de faire preuve de rigueur. Quand on racontait une histoire d’infos de notes de frais de la région, moi j’ai pensé à ça à un moment. Quand personne ne nous répondait, qu’aucune des personnes impliquées ne voulait nous répondre, on avait des documents etc. En interne dans la rédac, certains qui connaissaient moins bien le dossier et qui regardaient ça d’un peu loin disaient : il faut y aller, il faut publier. Bah non, c’est pas vérifié. Il faut aller au bout des vérifications, là on aurait été mauvais. On aurait sorti un truc qui était complètement bancal.

Fragil : Pour des débutants, quels conseils vous leur donneriez pour éviter les écueils de la communication ?

Benjamin Peyrel : Jamais prendre cette parole là pour argent comptant. Toujours la confronter aux faits, vérifier, voir si effectivement ce qui est dit dans un discours correspond à la réalité. Si tu fais ça, tu as fait un grand pas pour éviter l’écueil de la communication. Après, tu es abreuvé de sollicitations, de demandes, de propositions d’évènements etc. Moi ce que je dis toujours c’est : « avoir son propre agenda ». Ne pas dépendre, ne pas suivre l’agenda des autres, les propositions. Tout ça, on s’en fiche, c’est pas notre problème, notre agenda c’est les enquêtes. Qu’est ce qu’on a envie de publier ? De quel sujet on doit parler ? Le reste ça ne nous intéresse pas. Ça peut nous servir si on sait qu’il y a telle personne à tel événement, on y va parce que ça va être le moyen de la rencontrer, de lui poser une question sur autre chose, mais on ne fait pas le suivi de l’actualité. Pour se détacher de la communication, c’est déjà se dire : je ne suis pas l’agenda des autres, je ne suis pas là pour aller à toutes les conférences de presse et tendre mon micro à tous les sujets que eux ont choisi. Ils ont choisi de parler de ce sujet là, ils ont choisi d’en parler à ce moment là, dans ce cadre là, faire abstraction de tout ça c’est déjà aussi se détacher de la puissance de la communication. En Région, c’est hyper puissant, c’est hyper fort, quand tu vois même les journaux des collectivités maintenant, ça ressemble à des magazines et il y a zéro information.

Fragil : Quand vous parlez de démarches qui sont longues pour obtenir les informations, quelle est la longueur de ces démarches ? 

Benjamin Peyrel : Pour une demande CADA, tu dois d’abord demander le document en question à la collectivité. La collectivité à un mois pour te répondre. Si au bout d’un mois elle ne t’a pas répondu, ou a refusé de te communiquer le document, tu peux faire appel à la CADA. Le traitement peut aller entre deux à quatre ou cinq mois, c’est variable. Ensuite, la CADA va notifier à la collectivité que le document est communicable et qu’elle doit te le communiquer, là, si elle est de bonne volonté, elle va dire “Ok très bien” et elle va te l’envoyer. Elle peut aussi être de mauvaise volonté et ne rien en faire. À ce moment-là tu passes par l’étape “tribunal administratif”. Là, le délai s’allonge considérablement, autour d’un an. Si le tribunal administratif te donne raison, tu n’es même pas encore sûr d’avoir le document. Pour prendre l’exemple des frais de la mairie de Paris, il (ndlr : Stefan de Vries) a mis cinq / six ans et il est passé par le Conseil d’État pour avoir les documents.

Antton Rouget : Il faudrait renforcer le droit de ce point de vue là. Sanctionner les collectivités qui ne respectent pas la loi. Donner des pouvoirs un peu plus importants à la CADA. Cette commission, n’importe quel citoyen peut la saisir. Elle pourrait devoir donner des injonctions cette commission, sans que ce soit opposable.

Benjamin Peyrel : Là on est dans un cas extrême (frais de la Mairie de Paris). Moi j’ai trouvé une évolution du côté des collectivités, depuis deux trois ans, quand on commence à parler de la CADA, ils se posent la question de savoir s’ils ont vraiment le droit de ne pas nous communiquer le document et parfois tu n’as même pas besoin de faire appel à la CADA, ils finissent par le faire. En deux-trois ans ça a beaucoup changé .

Antton Rouget : Sur le site de la CADA, c’est tout en ligne et il y a les précédents avis. Ça permet d’analyser, de voir quels types de documents ont été demandés, de voir pourquoi la CADA les donne etc.

Benjamin Peyrel : Quand tu fais ta demande, ça m’arrive souvent de faire ça, je joins un avis de la CADA sur un cas similaire pour leur dire : voilà, dans tel cas la CADA a donné le droit, donc on peut repasser par eux mais sachez que quoiqu’il en soit ça risque de se passer comme ça, donc gagnons du temps.

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Apprenti journaliste, diplômé d'une licence d'histoire, passionné de rap français.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017