• Yas
22 juillet 2016

Attentat de Nice : indécences et désintox

Entre dérapages de la télévision publique et mobilisation sur les réseaux sociaux, le traitement médiatique de l'attentat de Nice renforce les besoins en matière d'éducation aux médias. Retour à froid sur plusieurs aspects de ce triste épisode.

Attentat de Nice : indécences et désintox

22 Juil 2016

Entre dérapages de la télévision publique et mobilisation sur les réseaux sociaux, le traitement médiatique de l'attentat de Nice renforce les besoins en matière d'éducation aux médias. Retour à froid sur plusieurs aspects de ce triste épisode.

« Le naufrage a eu lieu sous nos yeux. Il a été long, violent et retransmis en direct. » C’est par ces mots que la journaliste Titiou Lecoq ouvre son article « Attentat de Nice: la nuit où la télé française a sombré » pour Slate. Nous sommes vendredi 15 juillet 2016 au matin. La veille au soir : 84 personnes trouvent la mort sur la promenade des Anglais à Nice, fauchées par un camion poids-lourd. La journaliste déplore, comme de très nombreux citoyens français, le traitement médiatique de cet attentat. Le constat est sans appel. Malgré les attentas de 2015 et les nombreux dérapages médiatiques, la télévision publique française n’a tiré aucune leçon en terme de traitement à chaud de ce type d’événement.

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Cette fois-ci, ce ne sont pas seulement BFM TV et I-TELE qui sont pointées du doigt par des milliers d’internautes encore sous le choc. Il s’agit  principalement de France Télévision, et notamment France 2. Les choix éditoriaux  de l’édition spéciale entraînent un flot de protestations. Interviews inutiles de victimes sous le choc, obscénité, indécence… Voila ce qui est reproché à France 2. Lorsqu’une chaîne de télévision publique diffuse en direct le témoignage d’un homme qui se tient aux cotés du corps de son épouse défunte, la coupe est pleine. De son côté, TF1/LCI n’est pas en reste, allant jusqu’à propager la rumeur d’une prise d’otages à Nice.

Liberté d’information, choc des images pour prendre conscience de la réalité… La couverture de France 2 a eu aussi quelques défenseurs noyés sous la masse de critiques. Reste que la direction a dès le lendemain présenté ses excuses. « Ce sujet a été diffusé par erreur. Ce n’est pas le résultat d’un choix éditorial », s’est défendu auprès de l’AFP Alexandre Kara, directeur de la rédaction du groupe public qui lance sa chaîne d’info le 1er septembre 2016. Une belle manière de désavouer le travail des journalistes de terrain qui se trouvaient au cœur du drame, comme l’a dénoncé le Syndicat National des Journalistes (SNJ) quelques jours après. « La direction de la rédaction nationale se révèle incapable de faire sa part de travail : visionner les rushes et décider si, oui ou non, ils doivent être transformés en information, et mis à l’antenne.  La hiérarchie, si prompte à imposer au quotidien ses vues sur les reportages qu’elle commande, a témoigné dans l’urgence d’une incapacité à exercer un regard critique. »


Lire l’intégralité du communiqué du SNJ : « La direction de France Télévisions présente ses excuses, vraiment ? »


Dans la foulée, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) s’est saisi de l’affaire, incité notamment par des internautes et le hashtag #CSAcoupeztout. « Drôle » de société dans laquelle des citoyens demandent à une instance publique de censurer ses propres journalistes. Car finalement, c’est bien là que se situe le nœud du problème : l’absence de réelle instance de contrôle déontologique des journalistes. Un rôle que le CSA s’octroie progressivement depuis les événements de l’Hyper Casher. Samedi 16 juillet, l’instance s’est fendue d’un rappel à l’ordre de l’ensemble des médias audiovisuels, appelant à « la prudence et la retenue, protectrices de la dignité humaine et de la douleur des personnes ».

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Réseaux sociaux : pour le pire et le meilleur

Si les principales chaînes de télévision ne semblent pas avoir tiré d’enseignement de 2015, les choses sont différentes sur les réseaux sociaux. A défaut de pouvoir compter sur l’application gouvernementale SAIP, défectueuse, les internautes se sont branchés notamment sur Twitter pour suivre le tragique événement. Force est de constater que de nouveaux réflexes ont vu le jour comme le précise Titiou Lecoq. « On (re)met en place le hashtag #PortesOuvertes. On rappelle que les sources les plus fiables restent celles de la Préfecture, place Beauvau, Nice Matin, etc. On se répète que non, il ne faut pas propager d’images du carnage. On se refile les démarches à effectuer pour signaler des comptes qui contreviennent à cela. » La notion de sources (fiables) d’information fait son chemin dans la société, premier rempart à la propagation de théories complotistes.

Les autorités aussi ont compris que beaucoup de choses se jouent sur les réseaux sociaux.  Alors que les médias traditionnels patinent dans des images morbides et inutiles, la Police nationale enjoint la population sur Twitter à ne pas diffuser d’images choquantes de l’attentat. C’est encore sur Twitter que la Place Beauvau dément l’intox propagée par LCI au sujet d’une prise d’otage. Le soir du 14 juillet, les journalistes spécialisés dans la désintox sont sur le pont et défont une à une les théories vaseuses qui voient le jour sur le web. C’est le cas des Décodeurs du web qui dénoncent assez rapidement toute une série d’intox.

[aesop_quote width= »100% » background= »#ffffff » text= »#000000″ height= »auto » align= »center » size= »2″ parallax= »off » direction= »left » quote= »« La prise en charge de la désinformation est beaucoup plus rapide qu’avant. Mais de graves erreurs demeurent » » cite= »Vincent Manilèvre pour Slate.  » type= »block »]

« La prise en charge de la désinformation est beaucoup plus rapide qu’avant. Mais de graves erreurs demeurent », résume Vincent Manilèvre sur Slate. Si l’on blâme aujourd’hui France 2 pour son manquement déontologique, les pires indécences se trouvent encore sur les réseaux sociaux. Un internaute filme avec son Smartphone la promenade des Anglais jonchés de corps et de flaques de sang. Vidéo qui sera reprise par le compte Twitter de Wikileaks. Mais la palme revient certainement à Snapchat, le réseau prisé des adolescents, qui ce soir-là ouvre une story live sur Nice avec le combo : contenus violents, émojis et amalgames… On y parle d’une attaque terroriste islamique avant même de connaître le tueur…

L’éducation aux médias encore et toujours…

Avec la série d’attentats qui a touché notre pays, les acteurs de l’éducation aux médias sont équipés et réactifs. Ressources pédagogiques, articles-conseil et autres avertissements sont diffusés dès le soir du 14 juillet. A la différence de novembre 2015, l’événement de Nice survient en pleine période de vacances scolaires. Impossible pour l’Éducation nationale de libérer la parole et susciter un regard critique sur le flot d’images et d’informations qui submergent la population. Mais très vite, on ressort les ressources utilisées quelques mois plus tôt à l’instar du kit pédagogique de l’agence de presse Premières Lignes, simples vidéos à destination des professeurs et des collégiens pour « en finir avec les théories du complot ».

Démarré en octobre 2015, le P’it Libé consacre son 11e numéro à l’attentat de Nice et donne des clés pour répondre aux questions les plus directes des enfants : que s’est-il passé à Nice, pourquoi le conducteur a-t-il fait cela, qu’est ce que l’état d’urgence ? D’autres acteurs de la presse jeunesse développent des contenus adaptés aux âges les plus divers. Ils ont été compilés sur le site de l’Éducation nationale aux côtés de conseils d’experts et d’archives tristement pertinentes en la circonstance. Preuve que l’éducation aux médias gagne du terrain, des sites d’information que l’on n’attendait pas sur ce champ alimentent eux aussi en contenus pédagogiques. C’est le cas par exemple de Konbini, connu comme un média de divertissement pop culture, qui détaille dès le soir de l’attentat les moyens pour filtrer les images choquantes sur les réseaux sociaux.

Quant à Fragil, le meilleur conseil que l’on peut encore donner, c’est de prendre du recul sur la consommation d’informations en boucle (notamment) lors d’événements tragiques. Plusieurs études menées à la suite du 11 septembre 2001, de la catastrophe de l’ouragan Katrina ou encore des attentats en France en 2015, prouvent que la consommation d’informations en boucle peut nuire à la santé mentale et émotionnelle, avec des conséquences sur le long terme. Dans un article paru en novembre 2015 sur le site du Courrier international, la journaliste Carole Lembezat résume : « Même si l’on n’a pas de lien direct avec les victimes, le fait de s’identifier à elles, de se dire ça aurait pu m’arriver, contribue amplement à renforcer les symptômes de type troubles du sommeil, anxiété, détresse psychologique ou même dépression. » A méditer, loin des écrans.

Un temps journaliste, roule aujourd'hui pour l'Information Jeunesse... Enseigne à droite, à gauche. Membre du CA de Fragil. #Medias #EMI #hiphop #jazz et plein d'autres #

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017