26 février 2019

Un opéra sur un texte de Racine : les battements de cœur de l’alexandrin

L’un des temps forts de cette saison à l’Opéra National de Paris a été l’adaptation, en un opéra de Michael Jarrell, de « Bérénice » (1670), la sublime tragédie de Racine, où l’on a eu le sentiment d’assister à un très grand moment de création…

Un opéra sur un texte de Racine : les battements de cœur de l’alexandrin

26 Fév 2019

L’un des temps forts de cette saison à l’Opéra National de Paris a été l’adaptation, en un opéra de Michael Jarrell, de « Bérénice » (1670), la sublime tragédie de Racine, où l’on a eu le sentiment d’assister à un très grand moment de création…

L’une des constantes dans les créations d’opéras aujourd’hui est de revisiter de grands textes littéraires. Parmi ces chefs d’œuvres contemporains, certains ouvrages restent particulièrement marquants, comme ceux de Philippe Boesmans tels « La ronde » (1993) d’après Arthur Schnitzler (un opéra repris à Nantes en 1997), « Le conte d’hiver » (1999), sur la pièce de Shakespeare ou « Yvonne, princesse de Bourgogne » (2009), inspiré de Witold Gombrowicz. On doit à Peter Eötvös une fascinante transposition des « Trois sœurs » de Tchekhov (1998), et un opéra sur « Angels in America » (2OO4), la pièce de Tony Kushner reflet des années Sida. Toutes ces créations, parmi d’autres, montrent que l’opéra est un genre vivant et actuel.

L’opéra est un genre vivant et actuel.

La saison prochaine, Angers Nantes Opéra va créer, en coproduction avec l’Opéra Comique, « L’inondation » du compositeur italien Francesco Filidei, d’après une nouvelle d’Evgueni Zamiatine (1929). Le théâtre de Racine repose sur la musique particulière de l’alexandrin et ses sonorités. Dans un entretien qu’elle avait accordé à fragil en 2011, l’immense Martine Chevallier, magnifique interprète du rôle dans la pièce à la Comédie Française, affirmait que « Bérénice, c’est de l’opéra parlé ». Le compositeur Michael Jarrell avait proposé une vision de « Cassandre » en 1994, où le rôle titre était parlé. Il reprend le texte de « Bérénice », et sculpte de nouveaux contours aux mouvements des cœurs blessés des protagonistes, incarnés ici de façon éblouissante. La mise en scène de Claus Guth est d’une implacable beauté.

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La mise en scène de Claus Guth est d’une implacable beauté.

Monika Rittershaus

D’un deuil à l’autre

La tragédie de Racine se déroule entre deux séparations. Avant qu’elle ne commence, il y a eu la mort de l’empereur Vespasien, père de Titus. Ce dernier est épris de Bérénice, Reine de Judée, mais le Sénat interdit un mariage avec une princesse étrangère, pour qu’il accède au trône. Ainsi, aux affres du pouvoir, d’un règne à l’autre, se superpose la problématique du deuil et d’un autre douloureux départ. Le dernier mot de la pièce est « Hélas », et des vers magnifiques subliment une infinie douleur, comme « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? », où le rythme ternaire épouse le mouvement des vagues, dans un élan de souffrance sans fin.

Le dernier mot de la pièce est « Hélas »…

De plus, Antiochus, qui aime Bérénice d’un amour sans retour, est chargé par Titus de l’informer de la funeste décision, et de la ramener dans sa patrie. Claus Guth accentue dans l’opéra de Michael Jarrell l’isolement et la solitude des personnages, en plaçant l’action dans l’intérieur d’un palais d’une beauté glacée, aux parois écrasantes ; le décor de Christian Schmidt est superbe et d’une grandeur tragique. Les lumières de Fabrice Kebour renforcent chaque détresse, sous des couleurs distinctes. L’espace scénique est un huis clos, que prolonge l’effet d’étau sonore de certains passages. C’est un espace mental où se croisent trois consciences morcelées.

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le décor de Christian Schmidt est superbe et d’une grandeur tragique.

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Le reste du texte est projeté sur l’écran, sur des notes suspendues d’une ineffable beauté.

En projection vidéo, de gros plans sur des obstacles ou des obsessions montrent aussi l’enfermement. Ainsi, la figure de Vespasien est représentée dans des images de funérailles, d’une foule ou d’une pierre tombale. Ces images se mêlent au jeu scénique en de puissantes symbioses. Dans des sursauts de désespoir, Antiochus se jette et se cogne sur une immense photo de Bérénice. Lorsqu’il transmet l’horrible message à celle qu’il aime, « Titus m’a commandé de vous déclarer qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer », la lumière est tremblante et, sur les derniers mots, les parois s’animent d’une eau écumante dans laquelle plonge la princesse. Une autre projection diffuse une statue de pierre de Titus, qui se mêle à l’eau et à un voile de mariée. C’est la représentation d’un pouvoir statufié et des regrets : l’empereur est toujours amoureux. La symbolique du voile se décline aussi dans un instant troublant, qui réunit Bérénice et Phénice, sa confidente, après la révélation d’Antiochus : la première se recouvre du voile de mariée, et la seconde d’un voile noir. L’opéra ne s’achève pas, comme la pièce, sur le mot « Hélas ». Durant la dernière réplique de l’héroïne, après la phrase, « Adieu ; je ne vous verrai plus », le reste du texte est projeté sur l’écran, sur des notes suspendues d’une ineffable beauté.

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La symbolique du voile se décline aussi dans un instant troublant.

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« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous »

L’opéra est divisé en quatre séquences, et non en cinq actes comme chez Racine, d’où un resserrement de l’action. C’est durant la troisième séquence qu’a lieu la poignante confrontation entre Titus et Bérénice, en prélude au renoncement. On retrouve les mêmes mots, d’une désespérante beauté, que dans la pièce, mais la partition leur donne d’autres reliefs, d’une intensité à couper le souffle. Les premières phrases sont dites dans un climat d’hystérie et de fièvre, où le chant se transforme en cri. Les deux protagonistes tombent à terre, épuisés, sur « Il faut régner », à bout de forces et de mots. Enfin, sur « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous », les voix atteignent une vraie sensualité, assez proche finalement des grands duos d’amour à l’opéra ; dans « Tristan et Isolde » aussi, c’est une passion impossible. Cette scène montre la formidable direction d’acteurs de Claus Guth, à laquelle Barbara Hannigan et Bo Skovhus répondent par un incroyable engagement.

Des mots qui se frôlent et se cognent

Michael Jarrell a fait un magnifique travail sur les mots de Racine, et il crée des respirations insoupçonnées entre le texte et la musique, d’étonnantes correspondances qui permettent à des phrases de se superposer, ou de rester inachevées. Parfois, les sons s’étirent de façon envoûtante. Sur les mots, « Qui ? Moi ? », Bérénice est dans un état de choc, qui s’exprime sur une note miraculeuse. La partition est avant tout du théâtre, où l’on joue avec cet univers sonore. Elle donne de nouvelles couleurs aux répliques de la pièce, dans une forme de dramaturgie. A l’image de ces solitudes où chacun est enfermé, où l’on se croise sans se voir, les mots se dérobent, se fissurent, se bousculent et se brisent. Parfois, ils s’agitent et s’enflamment, véritable tempête, s’affolent et se chevauchent, chargés d’une vie totale. Le rôle de Phénice est parlé en hébreux, en un troublant décalage qui renforce le côté de la princesse étrangère, qui doit partir, et renoncer.

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En projection vidéo, de gros plans sur des obstacles ou des obsessions montrent aussi l’enfermement.

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Barbara Hannigan est hallucinante en Bérénice.

Les solistes réunis pour cette création sont exceptionnels. Barbara Hannigan est hallucinante en Bérénice. Elle explore les états contrastés de l’héroïne, dans un investissement total, où alternent la démesure et l’abattement, la sensualité et la détermination. Son chant restitue la moindre nuance, le plus léger vacillement, et il explose dans de somptueux aigus, où la violence des sentiments déborde. Elle s’empare du rôle avec une évidence confondante, et une totale justesse. Bo Skovhus est également un fascinant Titus, auquel il apporte beaucoup de profondeur et de complexité. Il exprime toute la détresse de ce personnage au bord de l’abîme par de sombres couleurs, qui touchent très loin au fond de l’âme. Ivan Ludlow, atteint de tels sommets en Antiochus, qu’il construit par un jeu fervent, et une voix somptueuse, d’où s’imposent toute la force et les fêlures du personnage. Arsace, le confident d’Antiochus, trouve en Julien Behr un magnifique interprète. Ce ténor a participé en 2014 à une autre création d’opéra, à l’Opéra National du Rhin, « Quai Ouest », d’après la pièce de Bernard-Marie Koltès, et il sera, à partir du 1er mars à l’Opéra de Nice, Tom Rakewell du « Rake’s Progress » de Stravinsky, dans une mise en scène de Jean de Pange qui s’annonce passionnante.

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Barbara Hannigan explore les états contrastés de l’héroïne où alternent la démesure et l’abattement, la sensualité et la détermination.

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Cet immense chef fait vibrer chaque mot d’un éclat unique…

Cet opéra fait chanter la langue de Racine, et Philippe Jordan, dans sa direction musicale, explore chaque détail avec une belle intensité. Il restitue, dans un saisissant accord entre le mot et la note, l’urgence et le feu qui baignent l’ouvrage, avec d’impalpables nuances qui sculptent l’indicible, et une attention de tous les instants au plateau. Cet immense chef fait vibrer chaque mot d’un éclat unique, dans de saisissantes impulsions qui bouleversent l’alexandrin à travers de troublants battements de cœur. Il accomplit un magnifique travail à la tête de l’orchestre de l’Opéra National de Paris, et chacune de ses lectures est un événement. On se souvient avec beaucoup d’émotion de sa Tétralogie de Richard Wagner, entre 2010 et 2013. Cette création mondiale était un même paroxysme; elle mérite de nombreuses reprises.

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Le chant de Barbara Hannigan restitue la moindre nuance et explose dans de somptueux aigus.

Monika Rittershaus

Revue de presse de la semaine

Radio Elvis en concert à Stéréolux

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017