12 octobre 2018

Rousseau musicien : la vérité des sentiments

L’édition 2018 du Festival de Saint-Céré a été marquée par la représentation d’une rareté, « Le devin du village » de Jean-Jacques Rousseau, dans une mise en scène pleine de sensibilité et de délicatesse de Benjamin Moreau, avec la complicité lumineuse des musiciens de l’ensemble Les Monts du Reuil. Une passionnante découverte…

Rousseau musicien : la vérité des sentiments

12 Oct 2018

L’édition 2018 du Festival de Saint-Céré a été marquée par la représentation d’une rareté, « Le devin du village » de Jean-Jacques Rousseau, dans une mise en scène pleine de sensibilité et de délicatesse de Benjamin Moreau, avec la complicité lumineuse des musiciens de l’ensemble Les Monts du Reuil. Une passionnante découverte…

Ce petit opéra, conçu comme un intermède musical en 1752, était représenté dans le cadre enchanteur du Château de Montal, chef d’œuvre de la Renaissance, construit entre 1519 et 1534. Cet édifice grandiose est situé, toujours aujourd’hui, au cœur d’une campagne merveilleuse, aux incroyables dégradés de vert. On entend à proximité des cloches de vaches et le bruit des feuilles dans les arbres, dans un calme absolu, où naissent aussi des sentiers de divines randonnées vers une nature complètement préservée, où Jean-Jacques Rousseau aurait pu se laisser aller à ses « Rêveries d’un promeneur solitaire » (1782). Le festival de Saint-Céré, qui met ainsi en valeur le patrimoine du Lot, a déjà investi plusieurs fois cette cour intérieure du château pour de mémorables émotions lyriques ; on se souvient en particulier d’une « Traviata » en 2009, et d’ « une Carmen arabo-andalouse » en 2010, baignées dans une atmosphère intime, au charme envoûtant. Le spectacle de Benjamin Moreau joue aussi sur ce climat irréel, par des lumières jaillissant d’adorables coquillages dorés, qui rappellent les éclairages à la bougie. On en sort transporté…

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une nature complètement préservée, où Jean-Jacques Rousseau aurait pu se laisser aller à ses « Rêveries d’un promeneur solitaire » (1782)". Photo prise avant la création du spectacle.

Nelly Blaya

La quête d’un bonheur désormais accessible

Cette figure du devin du village apparait d’emblée comme une sorte de démiurge, auquel Christophe Lacassagne apporte son imposant charisme et un timbre profond, avec quelques belles ornementations. Colette vient le trouver pour être rassurée sur la fidélité du berger Colin. Le devin propose un stratagème pour mettre à l’épreuve le jeune homme, ce qui rappelle les expérimentations sur les mouvements du cœur chez Marivaux, et notamment dans « La fausse suivante » (1724) et « La dispute » (1744), même si l’aventure a ici un caractère plus léger. Mais il s’agit surtout de mettre à nu la vérité des sentiments. On songe aussi aux ruses de Don Alfonso dans « Cosi fan Tutte » de Mozart (1790), mais avec moins de cynisme.

La mise en scène de Benjamin Moreau repose sur une telle grâce, dans les mouvements, les déplacements et le jeu des lumières.

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Ce petit jeu amoureux est magnifié par les touchantes compositions de Lucile Verbizier et de Camille Tresmontant

Nelly Blaya

Ce petit jeu amoureux est magnifié par les touchantes compositions de Lucile Verbizier, aux aigus éclatants, en Colette, et du ténor Camille Tresmontant, qui donne une belle variété de couleurs et de nuances au personnage de Colin. Ce magnifique artiste devrait être très émouvant en Siebel du « Faust » de Gounod à l’Opéra de Nice en mai 2019, et son air « Faites-lui mes aveux » s’annonce déjà comme un moment de grâce !

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Cette figure du devin du village apparait d’emblée comme une sorte de démiurge.

Nelly Blaya

La répétition des mots « C’est un enfant » renforce cette joie finale, à la fois simple et radieuse, sublimée par la musique.

La mise en scène de Benjamin Moreau repose sur une telle grâce, dans les mouvements, les déplacements et le jeu des lumières. Elle illustre aussi une réflexion sur les mécanismes amoureux et sur l’évolution des rapports entre hommes et femmes à l’époque de Rousseau. Des textes de ses autres ouvrages, extraits notamment de l’« Emile ou De l’éducation » (1762), prolongent l’action en proposant une inversion du rapport de force, désormais fondé sur la sensibilité. De plus, l’idée d’une rédemption explose. Une toile peinte représentant un ciel bleu suggérait au début le salut chrétien ; elle cède la place lors des retrouvailles des deux amants à un imposant escabeau, en haut duquel se hisse Colette, comme le symbole d’une élévation et d’un bonheur possibles ici-bas, et qui passent par l’amour. Une image de consolation domestique se substitue aux représentations religieuses. La répétition des mots « C’est un enfant » renforce cette joie finale, à la fois simple et radieuse, sublimée par la musique.

La belle découverte des Monts du Reuil

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Au cabaret des poilus avec l'ensemble Les Monts du Reuil

Nelly Blaya

Ce spectacle était basé sur une symbiose entre le jeu et la musique, et l’ensemble Les Monts du Reuil enveloppait l’action de sonorités captivantes, comme l’expression de secrets de l’âme, avec Hélène Clerc-Murgier au clavecin, Patricia Bonnefoy au violon et Pauline Warnier au violoncelle. Dans la démarche de Benjamin Moreau, les lignes se brouillent au moment où une musicienne dit un texte, et cette interférence accentue le trouble d’un monde qui vacille. La compagnie Les monts du Reuil, créée en 2007, collabore chaque saison avec l’Opéra de Reims pour la redécouverte d’ouvrages méconnus du XVIIIème siècle ; elle était en résidence au Festival de Saint-Céré pour cette édition 2018, où elle a notamment proposé un concert de musique française du XVIIIème siècle dans le contexte de la querelle des bouffons, à l’église de Carennac et dans la très belle abbatiale de Beaulieu-sur-Dordogne, mais aussi des duos clavecin violoncelle autour de Vivaldi.

La naissance d’un prodige, le pianiste Gaspard Thomas.

On a pu mesurer le formidable éclectisme des Monts du Reuil à l’occasion d’ « Au cabaret des poilus ! », donné au Théâtre de l’Usine. Il s’agit de la reconstitution exacte d’un spectacle qui a été représenté pour réconforter les blessés de l’hôpital militaire de Châlons-sur-Marne, pour le soir de Noël 1915. Ce témoignage poignant prend la forme d’une revue et mêle la musique, le théâtre et la poésie, avec « Le sous-préfet aux champs » d’Alphonse Daudet, mais aussi, entre autres, du Charles Péguy, du Camille Saint-Saëns, le prologue de l’opéra « Paillasse » de Léoncavallo ou un air plus léger d’Henri Christiné. C’est à la fois drôle, grinçant et touchant. On y retrouve les musiciennes du « Devin du village », qui jouent également quelques scènes de théâtre, en un saisissant effet de surprise. Hélène Clerc-Murgier est passée du clavecin au piano, et toutes sont merveilleusement investies dans une démarche qui illustre ce mélange des genres et des registres que revendique le Festival de Saint-Céré.

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Les saluts, à la fin du "Cabaret des poilus"

Alexandre Calleau

D’autres bonheurs de musique

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Alexandre Calleau

Cette édition 2018 a offert d’autres bonheurs musicaux. Un concert de sonates de Scarlatti a permis d’entendre au clavecin Bertrand Cuiller au Château d’Assier, tandis que les concertos n°1 de Chopin et de Saint-Saëns pour piano et quintette à cordes, au Château de Labastide Marnhac, au Théâtre de l’Usine et à l’église de Martel, ont confirmé la naissance d’un prodige, le pianiste Gaspard Thomas. Il s’agit, là aussi, de puissantes musiques de l’âme, et lors du concerto de Chopin, les archets glissaient comme des larmes, ciselées avec une infinie délicatesse par les accords du piano, se mêlant aux soupirs en une divine mélancolie. L’impalpable toucher de Gaspard Thomas est miraculeux, et cette œuvre sublime explore les tourments et la confusion extrême des sentiments. Le pianiste joue aussi une transcription de Liszt du Miserere du «  Trouvère » de Verdi, l’une des pages les plus troublantes et les plus belles de cet opéra, et l’on entend au piano les couleurs contrastées des interventions successives de Leonora et de Manrico, dans un moment particulièrement dramatique. En rappel, les musiciens ont exécuté un arrangement génial fait par Gaspard Thomas de la danse macabre de Saint-Saëns.

Dans les arrangements du compositeur de jazz Jean-Marc Padovani, ces airs connus trouvaient de nouveaux reliefs, et particulièrement une « Java bleue », aux sonorités presque inquiétantes.

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Les saluts, à la fin du concert Chopin et Saint-Saëns.

Alexandre Calleau

Dans un registre différent, Eric Perez et Flore Boixel se sont emparés avec une énergie communicative de chansons populaires des années 30, regroupées sous le titre « Guinguette Front populaire », sur le très beau site de la Source de la Salmière, d’inspiration Art déco, à Miers Alvignac. Dans les arrangements du compositeur de jazz Jean-Marc Padovani, ces airs connus trouvaient de nouveaux reliefs, et particulièrement une « Java bleue », aux sonorités presque inquiétantes.

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Le très beau site de la Source de la Salmière, d’inspiration Art déco, à Miers Alvignac

Alexandre Calleau

Cette édition du festival de Saint-Céré a été un tourbillon d’émotions, transcendées par la magie de lieux parmi les plus grandioses de la région, en un accord parfait !

L’un des sommets a été atteint par l’exécution des Kindertotenlieder et de la quatrième symphonie de Gustav Mahler au Château de Castelnau. Dans un climat d’une grande intensité et la chaleur des vieilles pierres, la mezzo-soprano Diana Axentii a offert une saisissante interprétation des premiers (« les chants pour les enfants morts »), avec quelques couleurs désespérément belles et de magnifiques contrastes qui laissent une place pour la consolation et l’espoir. Elle chantait aussi le quatrième mouvement de la symphonie dont Gaspard Brécourt, à la tête de l’Orchestre Opéra éclaté, mettait en valeur toute la richesse et les nuances infinies. Le premier mouvement avait les sonorités de l’enfance, dans la touchante légèreté des Glockenspiel chers au Papageno de Mozart, tandis que le second, plus grinçant, portait en lui de troublantes interrogations, en des accords fragiles et pénétrants. Le troisième, plus dramatique, est hanté par la figure de la mère du compositeur, qui avait perdu huit de ses enfants. Ce mouvement achève le film de Patrice Chéreau, « Ceux qui m’aiment prendront le train », avec l’idée d’une élévation possible, malgré tout. Cette édition du festival de Saint-Céré a été un tourbillon d’émotions, transcendées par la magie de lieux parmi les plus grandioses de la région, en un accord parfait !

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Gustav-Mahler-Kohut

Gustav Mahler (1860-1911)

DR

Quand l'art rencontre l'écologie - Valérie Pastre, comédienne engagée

La jeunesse castelbriantaise à la rencontre du journalisme et du numérique

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017