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11 novembre 2016

Il faut encore porter le chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante

Le TU-Nantes a affiché complet du 7 au 10 Novembre à l'occasion de la présentation du Projet Loup des steppes, première création signée Tanguy Malik Bordage. Un succès mérité, avec quelques 805 spectateurs, pour une pièce déroutante. Fragil a été séduit, et vous, qu'en avez-vous pensé ?

Il faut encore porter le chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante

11 Nov 2016

Le TU-Nantes a affiché complet du 7 au 10 Novembre à l'occasion de la présentation du Projet Loup des steppes, première création signée Tanguy Malik Bordage. Un succès mérité, avec quelques 805 spectateurs, pour une pièce déroutante. Fragil a été séduit, et vous, qu'en avez-vous pensé ?

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La salle du TU-Nantes a accueilli plus de 800 spectateurs du 7 au 10 Novembre pour le Projet Loup des steppes

Aurélie Clement

Gourmands comme on est, on n’a pas pu résister. Après avoir assisté aux filages, Fragil est allé se mêler à la foule lors des représentations du Projet Loup des steppes au TU-Nantes. En arrivant sur place, le hall d’entrée est plein à craquer. Les spectateurs sont bel et bien au rendez-vous pour assister à cette première création de Tanguy Malik Bordage. Comme avant chaque représentation, une page A4 présentant la pièce à laquelle nous allons assister, incessamment sous peu, est distribuée lorsque l’on passe le seuil symbolique de la salle.

Les sièges rouges qui tapissent l’espace sont bientôt pris d’assaut, le Projet Loup des steppes fait salle comble. Sur le plateau, des cendars, des burgers et un tube de ketchup. Une télévision là-bas, un peu sur la gauche. Non loin, une lignée de trois chaises sur lesquelles sont assis trois comédiens. Au centre, pendues depuis le plafond, des feuilles de papier d’une dizaine de mètres de hauteur. Sur celles-ci des annotations écrites à la main, parfois en majuscules. Un méli-mélo de gribouillages, une esquisse… des yeux semblent nous fixer avec insistance parmi ce bordel organisé de mots soulignés, raturés… une liste de courses, un post-it taille XXL, un mémento géant : « Faire check-up complet (foie, poumons, cœur, reins) », des pensées philosophiquement tordues « Renoncer à la gloire et aux honneurs comme l’homme qui atteint d’un ulcère renonce au rôti de porc » et autres paraphes en tout genre « relire Nietzche », «apprendre l’arabe», «une présence qui est en même temps une absence, une affirmation qui est un même temps un effacement ».

Les lumières s’éteignent, Tanguy Malik Bordage entre sur scène, le loup se présente face à son public. Un monologue. Puis nous voilà plongés dans le cœur et l’esprit de cet homme dont la raison d’être semble flirter avec une échappée irrémédiable, une sortie de scène sans possibilité d’en revenir. Cet homme désabusé qui, tel un funambule, marche sur un fil tendu et peut à tout moment basculer d’un côté ou de l’autre : l’acceptation ou le suicide, la vie ou la mort, pour vaincre la médiocrité d’une existence désenchantée. « Deviens qui tu es » disait Nietzsche, puisque le chemin importe plus que le but, nous voilà lancés dans un récit poétique mis en mouvement. Tout s’accélère, les comédiens se dévoilent petit à petit et finissent par se mettre à nu au sens propre comme au figuré. Coline Barraud, dont la sensibilité à fleur de peau nous émeut et nous fait vibrer, telle une feuille tremblante sous une brise glaciale. Kevin Laplaige, personnage excentrique, décalé, tout en paillettes et folies ; Alice Tremblay, qui twerke dans son shorty taillé ras les fesses, en Vénus enivrante, tétons qui pointent et énonciations salaces, finit par nous envoûter en fourrure léopard. Enfin, Pierre Bouglé, d’une discrète animosité, explose et fait gronder le tonnerre de la batterie pour le clou du spectacle, accompagnant l’air enivrant de Earth song interprétée par Michael Jackson.

On leur a donné la parole

Nous avons interrogé le public présent, à chaud, comme ça, quelques secondes après les applaudissements et le clap de fin. Et là, comme des cavaliers désarçonnés, les spectateurs, interdits, se sont montrés incapables de formuler ou d’exprimer leurs sentiments suite à l’expérience déroutante vécue dans l’antre de ce théâtre.

C'est assez merveilleux, c'est un spectacle qui interroge

Nous nous dirigeons vers deux personnes discutant entre elles. Cette dame, d’une prestance incroyable se livre : « Je dirais presque que c’est une mise à nu d’un personnage, de SON personnage. Il faut presque oser faire cette mise en scène qui est quand même très avant-gardiste, la critique du monde, de notre époque, du futur à venir… c’est assez merveilleux, c’est un spectacle qui interroge ». L’homme se trouvant à ses cotés témoigne à son tour : « Moi j’ai vu un spectacle super séduisant, par plein de cotés,  j’étais super content. Je suis un spectateur plutôt dur au théâtre et là il y a vraiment pas mal de moments dans la pièce qui m’ont carrément embarqué. Je crois que c’est un premier spectacle pour ce metteur en scène et je me dis qu’il a vraiment quelque chose à dire et plein de choses à faire et que ça paraît possible, ce qui l’est rarement ».

Tanguy nous confiait lors de l’interview réalisée précédemment que paradoxalement, en tant qu’homme du métier, il se faisait généralement « chier » au théâtre.
Nous ne pouvons alors nous empêcher de poser la question à ces spectateurs : a-t-il réussi à prendre le contre-pied ?
« A plein de moments ouais, à plein de moments. Moi qui suis quand même super exigeant, je dirais, et heureusement, qu’il faut qu’il avance, mais comme point de départ, c’est génial » acquiesce cet homme dans un élan qui fait apparaître un sourire satisfait sur son visage. Il conclut : « C’est super parce que je pense que dans un prochain spectacle il pourra complètement nous faire adhérer à des personnages, et je l’espère, parce que ça vaut le coup ! »

Le jeu d'acteur doit être épuisant physiquement, moralement, mais c'était passionnant

Il y a aussi Gwen qui s’élance d’un ton énergique : « Moi j’ai bien aimé Projet Loup des steppes parce que c’est carrément fou-fou, c’est super varié, il y a pleins de tableaux, c’est beau, c’est parfois un peu dur à suivre mais c’est vraiment bien. La musique et la scénographie sont super bien, belle utilisation de l’espace et c’est un truc qu’on ne voit pas toujours au théâtre. Des fois on les sent un peu limités par la scène et là il vont au-delà. Par moments ça fait presque un peu cinéma sur certains plans donc voilà…du beau travail, ils peuvent être fiers d’eux ».
Le premier mot qui vient à l’esprit de Virginie c’est : « perturbant », elle se dit « vachement touchée et il y a plein de sentiments personnels… enfin je sais pas ». Elle s’interrompt et évoque la difficulté à en parler directement, en sortant de la salle et « pense qu’on va y réfléchir encore beaucoup ». Virginie s’accorde avec Gwen pour dire qu’ils ont «énormément travaillé la scène, il y a vraiment des tableaux magnifiques. Le jeu d’acteur doit être épuisant physiquement, moralement, mais c’était passionnant. Et du coup on était réellement dans la tête du metteur en scène, donc des fois on n’arrivait pas à suivre, mais c’est normal parce que ses idées partent vraiment dans tous les sens et c’est ça qui est intéressant. Effectivement ils repoussent leurs limites et c’est pas ce qu’on voit au théâtre tous les jours ! »

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Aurélie Clement

A contrario, la première impression de Denis c’est que ça a été « long… très long» et argumente : « J’ai trouvé qu’il y avait des effets qui s’épuisaient et qu’ils continuaient d’étirer, d’étirer et je lâchais. Le texte, pareil, j’ai pas toujours entendu en fait, parce qu’il y avait des moments où je décrochais… Alors ça dépend peut être de mes capacités de concentration aussi mais j’ai eu du mal à être captivé. Après il y a des belles images, des belles idées. C’est assez inégal au niveau du jeu… C’est dommage parce que je ne dis que des choses négatives mais il n’y a pas que des choses négatives ». Arnaud profite de la brèche entrouverte pour contrebalancer : « Alors moi j’ai carrément passé un bon moment, en fait j’aime beaucoup le fait qu’il joue avec cette tension dramatique et le rire. Ce personnage, avec un côté un peu sombre, qui commence à parler, qui se pose des questions existentielles. Moi ce que j’adore dans ce spectacle, c’est que je me suis retrouvé à travers tous les personnages. Je suis d’accord avec Denis, il y a des moments longs, la fin je l’ai trouvée un peu longue. Mais moi je pardonne, voilà, je m’en fous parce que j’ai passé un moment de vie avec eux. »

Tu es un loup, reste un loup, ne devient pas un mouton

Et nous, on est d’accord. En sortant de la salle de théâtre, tout un tas d’émotions s’entrecroisent, mêlées d’images, de moments forts de cette pièce. On rit, on pleure, on s’interroge sur l’absurdité de notre société. Est-elle si absurde que cela ? Ou est-ce simplement… la vie ? Nos pensées restent ancrées dans les dialogues et le jeu des comédiens. C’est cela qui fait leur succès. Après ça, on ne peut que féliciter le metteur en scène, Tanguy Malik Bordage et lui dire, comme l’a très bien exprimé une spectatrice : « Tu es un loup, reste un loup, ne devient pas un mouton ».


Article réalisé en collaboration avec Lise Simon

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Curieuse de tout et surtout de l'info, Romane (se) pose beaucoup de questions. Salariée de Fragil, elle écrit sur l'éducation aux médias et la musique actuelle !

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017