• Yassine Benameur et Ahlima Mhamdi. Photo : Alexandre Calleau.
10 octobre 2023

Opéra à Éauze : une Carmen aux couleurs d’un pays natal

Au lendemain matin d’une représentation de «Carmen Al-Andalus» donnée à Éauze dans le Gers, la chanteuse Ahlima Mhamdi et le chanteur Yassine Benameur, deux artistes lumineux, ont accordé un entretien à Fragil.

Opéra à Éauze : une Carmen aux couleurs d’un pays natal

10 Oct 2023

Au lendemain matin d’une représentation de «Carmen Al-Andalus» donnée à Éauze dans le Gers, la chanteuse Ahlima Mhamdi et le chanteur Yassine Benameur, deux artistes lumineux, ont accordé un entretien à Fragil.

Inspiré de la nouvelle de Prosper Mérimée (1847), Carmen de Georges Bizet, créé en 1875 à l’Opéra-Comique, reste aujourd’hui l’opéra le plus joué au monde. Il n’a cependant pas été représenté à Nantes depuis 2001, dans une vision puissante et inventive de Karoline Gruber. Durant la même année, la compagnie Opéra Éclaté, conduite par Olivier Desbordes, jouait pour la première fois à Marrakech Une Carmen arabo-andalouse, mêlant deux cultures dans un fascinant métissage de rythmes et de sonorités, par des musiciens et des musiciennes issu·es du bassin de la méditerranée. Cette transposition aux nouvelles couleurs instrumentales demeure fidèle à l’esprit de l’opéra ; elle a été reprise cette année à Éauze, où Opéra Éclaté proposait sa seconde manifestation d’été, du 8 au 13 août 2023. Ahlima Mhamdi apporte son formidable tempérament à une Carmen riche en subtiles nuances, tandis que Yassine Benameur joue Garcia, le mari de la protagoniste (ajouté dans cette proposition), par un chant habité et plein de délicatesse. Elle et lui reviennent sur ce spectacle marquant et sur des temps forts de leurs itinéraires.

Yassine Benameur et Ahlima Mhamdi. Photo : Alexandre Calleau.

Yassine Benameur et Ahlima Mhamdi. Photo : Alexandre Calleau.

Fragil : Que représente pour vous cette Carmen arabo-andalouse et quelles émotions son orchestration vous procure-t-elle ?

Ahlima Mhamdi : J’ai chanté plusieurs fois le rôle de Carmen, mais je trouve ici une dimension supplémentaire qui entre en écho avec mes origines, comme une évidence et une seconde peau. Ce spectacle a été créé il y a une vingtaine d’années, mais j’ai vraiment le sentiment qu’il a été conçu pour moi. On y retrouve en effet le thème du destin, essentiel dans la culture franco-marocaine. L’orchestration repose sur toute une série d’improvisations, caractéristique de la musique arabo-andalouse, nous obligeant à une écoute totale de ce qui est joué afin de nous abandonner à de sublimes variations, notamment au violon ou à la guitare. Nous ne faisons ainsi jamais le même spectacle, selon l’inspiration de chacun. Le metteur en scène Olivier Desbordes a souhaité gommer de cette manière des automatismes d’interprétation afin d’insuffler une sincérité et une profondeur. Je me sens profondément arabo-andalouse et multiculturelle. C’est pourquoi cet ouvrage me replonge aussi fortement dans les sonorités et les couleurs de mon enfance.

Je me sens profondément arabo-andalouse et multiculturelle – Ahlima Mhamdi

Yassine Benameur : Je collabore avec Olivier sur la mise en scène tout en interprétant le rôle de Garcia, le mari de Carmen. C’est extrêmement émouvant de réunir ainsi des musiciens de plusieurs pays pour défendre une même œuvre par différentes sonorités. J’ai quitté le Maroc pour faire une carrière lyrique et je retrouve dans ce spectacle des réminiscences de mon pays d’origine, ce qui me touche beaucoup. Les liens entre la musique andalouse et la musique marocaine sont bien réels, les artistes partageant avec le metteur en scène une même vision de l’œuvre.

"Carmen Al-Andalus" mise en scène par Olivier Desbordes

« Carmen Al-Andalus » mise en scène par Olivier Desbordes

La langue arabe littéraire est poétique et très imagée, pleine de délicates nuances – Yassine Benameur

Fragil : Comment présenteriez-vous chacun de vos personnages, Carmen d’une part, et le mari de l’héroïne d’autre part, que l’on trouve dans la nouvelle de Prosper Mérimée et pour qui, Yassine, vous avez écrit les textes de deux airs en arabe classique ?

Yassine  Benameur : La figure de Carmen est complexe, affirmant sa totale liberté en dépit de son mari qui l’aime énormément. Ils ont tous deux trouvé un terrain d’entente, Garcia surveillant son épouse de loin, comme une ombre, tout en comprenant qu’il doit la laisser vivre selon sa liberté. Le premier air reprend la célèbre mélodie du toréador, où mon personnage raconte toute l’histoire en introduction à la pièce. Le second chant est plus intime, Garcia rappelant à Carmen la force de ses sentiments. La langue arabe littéraire est poétique et très imagée, pleine de délicates nuances. La pudeur est en effet un trait dominant de notre culture ; nous ne dévoilons jamais directement nos sentiments.

Ahlima Mhamdi : Des mots me viennent tout de suite à l’esprit pour définir Carmen : la liberté, la soif d’absolu et l’absence de concessions. Il lui est impossible de vivre dans un monde où elle ne peut assouvir sa quête d’idéal. C’est pourquoi elle se destine à la mort, préférant mourir libre. Il s’agit d’une femme forte, agissant selon ses envies, même si elles ne sont pas possibles à accomplir.

"Carmen Al-Andalus" mise en scène par Olivier Desbordes

« Carmen Al-Andalus » mise en scène par Olivier Desbordes

Les palmas du début créent une véritable entité , comme un clan régnant sur cette histoire – Ahlima Mhamdi

Fragil : De quelle manière avez-vous travaillé avec Olivier Desbordes sur la mise en scène, et avec l’orchestre dans chacun de ses arrangements?

Yassine Benameur : Olivier, qui est très fort dans la cohésion d’un groupe, souhaite d’emblée une écoute absolue entre tous les artistes. Lorsque je débute mon premier air, les palmas (ndlr : Les palmas sont des claquements de mains pour accompagner le chant dans la musique arabo-andalouse) me donnent le courage et l’énergie de commencer. De plus, je me sens très vite en famille face aux regards bienveillants de toute la troupe.

Ahlima Mhamdi : Je suis également très sensible à cet esprit familial. Il y a quelque chose d’assez jouissif dans cette grande complicité avec l’orchestre comme avec l’ensemble des chanteurs et des chanteuses. Les palmas du début créent une véritable entité , comme un clan régnant sur cette histoire. Les regards sur Don José, lorsqu’il lève la main sur Carmen, révèlent dès lors la cohésion de ce clan. On retrouve une telle entraide dans l’action comme dans le jeu, ce qui est très inédit pour moi. Olivier me compare pendant mes airs à la chanteuse Régine dans son cabaret, comme si Je chantais avec « mon » orchestre. Nous nous connaissons tous et nous rions ensemble pour de vrai. Durant les répétitions au Théâtre des Franciscains à Béziers, nous avons partagé pendant un mois une vie commune. Cette proximité et ces souvenirs nous ont permis de gagner du temps, facilitant aujourd’hui le jeu sur le plateau.

"Carmen Al-Andalus" mise en scène par Olivier Desbordes

« Carmen Al-Andalus » mise en scène par Olivier Desbordes

Olivier part toujours de la personnalité de l’interprète pour construire le personnage, en défendant l’idée du naturel – Yassine Benameur

Fragil : Que garderez-vous de ce spectacle ?

Yassine Benameur : C’est d’abord cette vraie rencontre avec Ahlima. Je suis ému par son jeu sur scène et par ce qu’elle dégage, en lien profond avec ses origines. Olivier part toujours de la personnalité de l’interprète pour construire le personnage, en défendant l’idée du naturel. On découvre ainsi Carmen dans toute sa vérité.

Ahlima Mhamdi : La conception du spectacle me bouleverse totalement. Longtemps, je me souviendrai de ces improvisations typiques de la musique orientale, jouées au violon par Marwan Fakir. La rencontre avec Olivier Desbordes a également été très importante ; jamais je ne m’étais sentie autant moi-même dans un opéra, avec mes blagues, mon humour. Mon parcours de chanteuse lyrique se mêle ainsi à mon passé, dans une grande liberté d’expression.

"Carmen Al-Andalus" mise en scène par Olivier Desbordes

« Carmen Al-Andalus » mise en scène par Olivier Desbordes

Fragil : Ahlima, vous avez exploré, en troupe à l’Opéra de Genève, un vaste répertoire allant de Verdi à Richard Strauss, en passant par Wagner. En quoi cela vous a-t-il nourri ?

Ahlima Mhamdi : Cette expérience de troupe a été essentielle dans mon itinéraire, après mes années de formation au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon. C’est extrêmement précieux de participer à trois productions d’opéra par an dans une même maison, où l’on se sent à chaque fois plus à l’aise en retrouvant ses repères. De plus, j’ai eu la chance d’alterner de petits rôles et des personnages plus exposés, en travaillant avec des chefs d’orchestre et des metteurs en scène exceptionnels, dont Robert Carsen, que je rêvais de rencontrer ! Mon premier contrat à Genève a été le rôle d’une des neuf Walkyries, Schwertleite, dans la Tétralogie de Richard Wagner, où j’ai également interprété Frosshilde, l’une des trois filles du Rhin. Il s’agissait d’une reprise du spectacle de Dieter Dorn, en 2019, et j’étais extrêmement fière de chanter dans ce monument ! J’ai aussi participé à une production d’Elektra, de Richard Strauss, où Ingela Brimberg, l’interprète du rôle principal, m’a fascinée par son côté athlétique, dans ce personnage tellement éprouvant. J’étais enceinte durant les représentations de cet ouvrage d’une rare violence…

Je mesure la chance de faire toutes ces belles rencontres, dont je rêvais – Ahlima Mhamdi

Fragil : Vous chantiez le personnage de Flora dans La Traviata en 2016 aux Chorégies d’Orange, aux côtés de l’immense Placido Domingo qui incarnait Germont père. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées?

Ahlima Mhamdi : C’est l’un de mes plus beaux souvenirs. J’adore chanter en plein air sous les étoiles, par une nuit d’été. Le théâtre antique d’Orange est à cet égard complètement magique. C’était énorme de saluer aux côtés de Placido Domingo, qui recevait après le spectacle des seaux de fleurs offerts par tous ses fans. Durant une représentation, il est venu me voir en coulisses pour me dire, comme un petit enfant, qu’il avait des mucosités dans la voix. Sa simplicité avait quelque chose de complètement irréel et je mesure la chance de faire toutes ces belles rencontres, dont je rêvais.

Les arènes d'Éauze. Photo : Alexandre Calleau.

Les arènes d’Éauze. Photo : Alexandre Calleau.

Lost in the stars de Kurt Weill a représenté un moment clé, me poussant à sortir de mon cocon – Yassine Benameur

Fragil : Yassine, vous avez chanté dans plusieurs spectacles marquants d’Opéra Éclaté. Quels en sont vos souvenirs les plus précieux ?

Yassine Benameur : Le brave soldat Schweik de Robert Kurka est un spectacle dans lequel je ne chantais pas, mais qui m’a totalement bouleversé. J’ai pleuré à chacune des cinq fois où je l’ai vu !. En tant qu’artiste, Lost in the stars de Kurt Weill a représenté un moment clé, me poussant à sortir de mon cocon. Cet ouvrage dénonçant l’apartheid en Afrique du Sud a été éprouvant pour toute la troupe, certains personnages étant compliqués à défendre, d’autres renversants à incarner.

Fragil : Vous êtes directeur artistique de l’Opéra des Landes depuis cette année. Quels y sont vos projets ?

Yassine Benameur : Le festival Opéra des Landes, dont c’était cette année la vingt-deuxième édition, est basé à Soustons. Il a été conçu comme une manifestation d’été, mais j’envisage de lui apporter une présence tout au long de l’année, en dépassant le cadre de la région Aquitaine pour l’étendre à l’échelle nationale. Défendant l’art lyrique, nous collaborons avec Opéra Éclaté, dont nous avons repris en 2023 le Cosi fan Tutte de Mozart mis en scène par Eric Perez, et Carmen Al- Andalus. Nous travaillons aussi avec l’Académie Maurice Ravel, qui se déroule à Saint-Jean-de-Luz, en programmant des concerts de lauréates et de lauréats.

«Et vive la musique qui nous tombe du ciel !»

Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?

Ahlima Mhamdi : Nous allons poursuivre la tournée de Carmen Al-Andalus, notamment à Clermont-Ferrand les 12 et 13 octobre prochains*. Je chanterai aussi le rôle de Mère Marie dans Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc à l’Opéra de Massy en novembre.

Yassine Benameur : La direction de l’Opéra des Landes me demande beaucoup de travail en ce moment. J’ai cependant quelques projets de chant, restant secrets pour l’instant.

Ahlima Mhamdi : Après cette période de jachère post-Covid, nous pouvons enfin refaire notre métier et offrir de la musique. Et comme dit Carmen dans l’opéra, «Et vive la musique qui nous tombe du ciel !»

* L’entretien a été effectué le 13 août 2023

Avec nos remerciements à l’équipe de l’Hôtel Henri IV, à Éauze, où s’est déroulé cet entretien

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Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017