28 janvier 2019

Cendrillon se métamorphose en héroïne d’opéra

Angers Nantes Opéra a terminé l’année 2018 sur un moment de grâce, en programmant « Cendrillon » (1899), de Jules Massenet (1842-1912) un ouvrage rarement représenté. La partition est sublime, elle était portée par une distribution exceptionnelle, dans une mise en scène étourdissante d’ Ezio Toffolutti : un émerveillement.

Cendrillon se métamorphose en héroïne d’opéra

28 Jan 2019

Angers Nantes Opéra a terminé l’année 2018 sur un moment de grâce, en programmant « Cendrillon » (1899), de Jules Massenet (1842-1912) un ouvrage rarement représenté. La partition est sublime, elle était portée par une distribution exceptionnelle, dans une mise en scène étourdissante d’ Ezio Toffolutti : un émerveillement.

Jules Massenet a su créer un véritable pont entre les arts, en transposant plusieurs textes littéraires à l’opéra, en de mystérieuses correspondances entre le mot et la note. Dans « Manon » (1884), d’après l’Abbé Prévost, « Werther » (1892) inspiré de Goethe ou « Don Quichotte » (1910) sur l’ouvrage de Cervantès, il permet à des artistes d’opéra d’incarner de grandes figures romanesques, transfigurées par le chant. L’envoûtante « Thaïs » (1894) trouve sa source dans un roman d’Anatole France. En 1885, le compositeur a adapté « Le Cid », d’après la pièce de Corneille. Au début du spectacle d’Ezio Toffolutti, une image vidéo s’attarde sur une pantoufle de vair, pour insister sur l’ancrage de cette « Cendrillon » dans le conte.

Agrandir

Cendrillon-La-Fée-Le-Prince-photo-Jean-Marie-JAGU
Il y a donc une évolution par rapport au conte.

Jean-Marie Jagu

La mélancolie réduite en cendres

Ce qui frappe dans cette œuvre, c’est l’épaisseur des personnages. Les figures de Cendrillon et du Prince ont un vrai cheminement intérieur, et leurs émotions sont restituées dans toute leur intensité et leur profondeur. Il y a donc une évolution par rapport au conte, et même face à la tourbillonnante « Cenerentola » de Rossini (1817), une autre transposition à l’opéra. Ainsi, la protagoniste exprime son mal-être dans de touchantes arias, comme l’ adorable romance aux accents mélancoliques : « Je suis la petite Lucette ; mais personne, jamais, ne me donne ce nom ; car sous ces habits de pauvrette, on m’appelle toujours Cendrille ou Cendrillon….reste au foyer petit grillon ». Ces mots poétiques et tendres, qui la ramènent du côté du père, sont magnifiés par le timbre lumineux de Rinat Shaham, qui enveloppe de couleurs chaudes et contrastées les mouvements d’une âme mise à mal.

Agrandir

Cendrillon-Rinat-Shaham-photo-Jean-Marie-JAGU-ANO
Ces mots poétiques et tendres sont magnifiés par le timbre lumineux de Rinat Shaham.

Jean-Marie Jagu

« …des accents bouleversants de lyrisme et de vérité… »

Elle trouve des accents bouleversants de lyrisme et de vérité lorsque l’héroïne, dans un élan de désespoir, s’adresse à sa mère disparue, une figure oubliée dans le conte ; complètement perdue, elle se souvient de l’angélus et de la chanson qu’elle lui fredonnait en la berçant. Cette magnifique artiste avait incarné pour Angers Nantes Opéra d’impressionnantes Donna Elvira dans « Don Giovanni » (2016) et Octavie du « Couronnement de Poppée » (2017), dans les visions de Patrice Caurier et Moshe Leiser.

Agrandir

Cendrillon-Rinat-Shaham-Le-Prince-Julie-Robard
Le duo d’amour entre ce Prince et Cendrillon est l’un des très beaux moments de l’opéra.

Julie Robard

« Incompris de ceux qui l’entourent, le prince vit dans un rêve impossible »

Le personnage du Prince est tout aussi passionnant. On le découvre immobile et figé, tel une statue, sur une colonne démesurée : il s’ennuie dans une cour de fantoches et son accablement a quelque chose de très romantique. Incompris de ceux qui l’entourent, il vit dans un rêve impossible et sa solitude fait écho à celle de Cendrillon, dans d’élégiaques lamentos. Julie Robard-Gendre apporte à ce rôle travesti une voix chaleureuse aux graves fascinants, et une belle ferveur. En 2012, elle avait déjà abordé une figure androgyne en jouant avec une poignante crédibilité Orphée, dans « Orphée et Eurydice » de Gluck, à Angers Nantes Opéra. Elle était, à l’Opéra de Nice, très intense en Fenena dans « Nabucco » en mai dernier, et flamboyante en Carmen à Rennes en 2017. Le duo d’amour entre ce Prince et Cendrillon est l’un des très beaux moments de l’opéra, où une rédemption semble possible, et les deux voix féminines (toutes deux mezzos) se mêlent et se rejoignent dans un même élan, plein d’ardeur et de délicatesse. Seuls en scène à cet instant du bal, leur chant est interrompu par les douze coups de minuit, en un saisissant effet de surprise.

Agrandir

Choeur-ANO-Cendrillon-RShaham-La-Fée-MLambert
Les deux voix féminines se mêlent et se rejoignent dans un même élan.

Jean-Marie Jagu

 » Tous ces enchantements sont avant tout liés à la puissance du théâtre. »

A l’instar du conte, c’est la magie qui vient sauver la situation. Dans cet ouvrage, elle a les contours d’un rêve, et la fée évoque Titania du « Songe d’une nuit d’été ». A la fin, on la retrouve dans la fosse d’orchestre, et la troupe s’adresse au public, comme dans la pièce de Shakespeare. Chez Massenet, la scène du chêne des fées rappelle l’étrangeté de la forêt du songe ; des esprits s’y retrouvent également pour abriter des couples en fuite. Tous ces enchantements sont avant tout liés à la puissance du théâtre, dont la mise en scène exploite toutes les ressources. Marianne Lambert donne à cette marraine consolatrice des aigus scintillants dans un chant particulièrement envoûtant, d’une beauté à couper le souffle. Elle orchestre les événements jusqu’à la fin heureuse comme un démiurge, avec une énergie communicative.

Agrandir

Cendrillon-RShaham-La-Fée-MLambert-Choeur-ANO-
Marianne Lambert donne à cette marraine consolatrice des aigus scintillants.

Jean-Marie Jagu

Dans un monde de fantoches

Par delà le cheminement des deux figures centrales, l’opéra propose toute une série de variations sur le thème du pouvoir. Madame de la Haltière, la marâtre, et ses deux filles  entrent en scène dans une agitation frénétique, poussant les portes en d’absurdes va-et-vient, animées par une une véritable urgence. Toute élévation sociale leur paraît inaccessible et pourtant elles se démènent en d’insignifiants préparatifs. On ne voit de leurs robes à cerceaux que la structure, qui reste apparente même lorsqu’elles arrivent au bal ; elles se présentent à la cour vêtues uniquement de ces dessous encombrants, ce qui leur donne un côté dérisoire, une impression d’inachèvement mais aussi un bel effet comique.

Agrandir

Cendrillon-photo-JM-JAGU
On ne voit de leurs robes à cerceaux que la structure...

Jean-Marie Jagu

« Sa voix est d’une puissance étonnante et elle apporte au personnage une présence marquante. »

Madame de la Haltière compense en débordant d’autorité, et ses filles, soucieuses avant tout de paraître, tentent d’en être maladroitement la copie. C’est l’immense Rosalind Plowright qui joue cette figure dominatrice, et c’est un grand bonheur de la voir et de l’entendre sur la scène du Théâtre Graslin. Sa voix est d’une puissance étonnante et elle apporte au personnage une présence marquante. Cette fabuleuse cantatrice a notamment été une très grande Leonora du « Trouvère » de Verdi, où elle s’est montrée bouleversante dans une mise en scène de Piero Faggioni, où se mêlaient le feu et la glace, au Covent Garden de Londres en 1989, aux côtés de Placido Domingo avec qui elle a enregistré une version mythique de l’ouvrage, sous la direction de Carlo Maria Giulini. Parmi les autres plaisirs du spectacle, on retrouve dans l’une des sœurs Marie-Bénédicte Souquet, qui était justement fascinante en Titania du « Songe d’une nuit d’été » de Britten en avril dernier à Tours.

Agrandir

Le-Prince-CENDRILLON-La-Fée-photo-JM-JAGU-ANO
La jeune fille est déchirée entre la cruauté de sa belle-mère et ce père consolant.

Jean-Marie Jagu

« Ils partagent tous deux un deuil qui reste à vif. »

La relation entre Cendrillon et Pandolphe, son père, est d’une belle intensité, qui s’exprime notamment dans un magnifique duo au troisième acte. La jeune fille est déchirée entre la cruauté de sa belle-mère et ce père consolant, qui se révèle pourtant à sa manière un tyran, en voulant la garder à la maison. Ils partagent tous deux un deuil qui reste à vif, et que le despotisme de la seconde femme ne peut balayer. François Le Roux trouve des registres contrastés en Pantolphe, un personnage souvent soumis et dépassé par la situation, mais authentique et profondément humain. Ce merveilleux interprète est un spécialiste du répertoire français, il sculpte chaque mot de façon saisissante, avec quelques belles demi-teintes, et sa voix est somptueuse. Il a été un immense Pelléas dans l’ouvrage de Debussy sur les scènes les plus prestigieuses ; le public nantais a eu la chance de le voir, à la fin des années 80, dans ce rôle qu’il a marqué d’une ineffable présence.

Agrandir

Cendrillon-photo-Jean-Marie-JAGU
un grand moment de théâtre et de danse, où tous les choristes apportent un formidable engagement.

Jean-Marie Jagu

« Chaque mouvement est en parfaite symbiose avec la mise en scène. »

La cour réunit tout un monde de pantins qui reproduisent les mêmes gestes, sous l’emprise d’un roi grotesque. Le spectacle d’Ezio Toffolutti montre de façon joyeuse le côté mécanique et absurde des courtisans, qui fait penser au théâtre de Ionesco. Les colonnes grecques accentuent le ridicule de rituels désincarnés, que toute l’assemblée en panique s’approprie dans un grand moment de théâtre et de danse, dans la chorégraphie très inventive d’Ambra Senatore (directrice du centre chorégraphique de Nantes), où tous les choristes apportent un formidable engagement. Chaque mouvement est en parfaite symbiose avec la mise en scène, à l’image de la direction d’orchestre inspirée de Claude Schnitzler, qui met en valeur chaque splendeur de la partition par des détails finement ciselés. Au théâtre, Ezio Toffolutti a été un fidèle collaborateur de Benno Besson, avec qui il a notamment signé le décor et les costumes d’un mémorable «  cercle de craie caucasien » de Brecht en 2001. Il a également travaillé avec Claude Stratz sur un crépusculaire « Malade imaginaire » à la comédie française, où il a retrouvé Brecht plus récemment avec « La résistible ascension d’Arturo Ui », dans la vision de Katharina Thalbach. A l’opéra, on lui doit la mise en scène d’un « Cosi fan tutte », en réouverture du Palais Garnier en 1996, qui a connu un énorme succès durant de nombreuses reprises, et, en 2017, un très intense « Rigoletto », aux résonances très picturales, à l’Opéra de Nice.

Agrandir

Le-Prince-J-Robard-Gendre-Cendrillon-R-Shaham
Quand deux personnages s'échappent d'un conte traditionnel pour se métamorphoser en héros d'un opéra...

Jean-Marie Jagu

« Quand deux personnages s’échappent d’un conte traditionnel pour se métamorphoser en héros d’un opéra… »

Sa vision de « Cendrillon » est également poétique, avec quelques toiles peintes particulièrement touchantes et de superbes lumières, tout en racontant de manière très juste les cheminements intérieurs de deux adolescents dans leur quête de soi : quand deux personnages s’échappent d’un conte traditionnel pour se métamorphoser en héros d’un opéra…

Procès du journalisme, la parole est à la défiance

Orelsan remplit le Warehouse pour son dernier showcase

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017