10 mars 2020

Brut : “S’intéresser aux gens normaux qui font des choses extraordinaires”

Fondé en 2016, Brut diffuse quotidiennement sur les réseaux sociaux de l’information sous la forme de capsules vidéos d’analyse, d’entretiens ou de live. Rencontre avec Sébastien Olland, un des journalistes de ce “média 100% vidéo 100% digital”, réalisateur du programme quotidien “Pendant ce temps là”.

Brut : “S’intéresser aux gens normaux qui font des choses extraordinaires”

10 Mar 2020

Fondé en 2016, Brut diffuse quotidiennement sur les réseaux sociaux de l’information sous la forme de capsules vidéos d’analyse, d’entretiens ou de live. Rencontre avec Sébastien Olland, un des journalistes de ce “média 100% vidéo 100% digital”, réalisateur du programme quotidien “Pendant ce temps là”.

Le 16 novembre 2016, une vidéo siglée du logo Brut où l’on voit le candidat François Hollande de 2011 s’entretenir avec le président François Hollande de 2016 apparaît sur les réseaux sociaux. Cinq jours plus tard, elle avait déjà été vue plus d’un million de fois.

A l’époque, Brut, “le média 100% vidéo, 100% digital” était, de l’aveu de ses fondateurs, une plateforme lancée à l’arrache par plusieurs personnalités, vétérans de l’audiovisuel : Renaud Le Van Kim (ancien producteur sur Canal+, notamment du Grand journal), Guillaume Lacroix (cofondateur de Studio Bagel), Roger Coste (ex-patron de la régie de Canal+) et Laurent Lucas (ancien historique du Petit journal de Yann Barthès). A l’instar de Buzzfeed aux Etats-Unis et AJ+ (déclinaison d’Al Jazeera) dans le monde arabe, Brut a pris, en France, la place vacante sur le créneau de la création de l’information à destination d’un public de “millenials”, les 20-35 ans.

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Les fondateurs de Brut, de gauche à droite : Guillaume Lacroix, Renaud Le Van Kim, Laurent Lucas et Roger Coste.

Les Echos / Business

Le lancement

Au départ, la rédaction de Brut, média pure player (uniquement présent sur le web), a pu compter sur l’investissement d’un petit groupe d’investisseur, parmi eux Xavier Niel, Luc Besson et deux des fondateurs (Renaud Le Van Kim et Guillaume Lacroix), ainsi que de ses équipes (une vingtaine de personnes à l’époque) pour produire des vidéos courtes, au montage saccadé avec musique de fond, et accompagnées de commentaire textuel inscrit à l’image pour une compréhension sans le son. Du décryptage “sérieux et décalé”, promettait Laurent Lucas, ancien du Petit Journal de Yann Barthès. De plus, la rédaction a très rapidement misé sur les live dont se chargent Rémy Buisine qui s’était précedemment fait connaître grâce à son travail sur le mouvement Nuit debout.

Brut connaît tout de suite un réel succès avec, entre le lancement en novembre 2016 et février 2017, des vidéos visionnées plus de 100 millions de fois dont 29 millions pour le seul mois de février, et 6 mois après son lancement, déjà 80 millions de vues et une première place en termes d’engagement par publication. À cette date, Brut ne gagne alors pas encore d’argent.

Diffusant ses contenus gratuitement, le modèle économique du média est hybride. Un premier tiers de ses recettes résulte de la production de contenus sponsorisés par des marques (Netflix, la Société générale, Leboncoin, Dyson) ou des vidéos pour le gouvernement, qui reprennent les codes de celles réalisées par Brut. Un deuxième tiers provient de la publicité classique, la régie publicitaire de Brut étant depuis 2017 entièrement confiée à celle de France Télévisions. Le dernier tiers provient de l’activité de conseil aux entreprises en matière de publicité.

En juillet 2018, la plateforme, comptabilisant 400 millions de vues par mois en France, aux États-Unis et en Inde, passe à une étape supérieure en levant 10 millions d’euros auprès de Xavier Niel, de BPIfrance et de deux autres partenaires.

En janvier 2019, la rédaction de Brut comptait une soixantaine de salariés, entre 25 et 35 ans. Aux murs de l’open space, cinq horloges pour les fuseaux horaires de Paris, New York, Londres, New Delhi et Pékin, les métropoles où le média est opérationnel. Manque Mexico, récente ville ajoutée au compteur. Lors du mois de septembre 2019, Brut a cumulé 1,1 milliard de vues, toutes plates-formes confondues et revendique 250 millions de spectateurs uniques par mois et 30 millions de spectateurs actifs quotidiens dans le monde.

« Brut ne cherche pas à ressasser en boucle les mauvaises nouvelles. Aux opinions, nous préférons l’engagement. Nous mettons en lumière ceux qui se montrent acteurs du changement, comme nous l’avons fait en publiant la première vidéo virale de la militante climatique Greta Thunberg », a déclaré le PDG de Brut, Guillaume Lacroix, dans un communiqué.

Vue de l’intérieur

Interviewé à distance pendant le confienement, Sébastien Olland a 36 ans et travaille depuis 14 ans en tant que journaliste. Il a toujours évolué dans le monde de la vidéo digitale et était présent quand les premiers médias français se sont lancés dans la vidéo en ligne. Il a successivement été employé par le Groupe Lagardère pour Première et Allociné, puis par Europe1 pour la réalisation du flux en directs de 6h à 22h, des Matinales de Thomas Sotto aux émissions de Cyril Hannouna. Il a ensuite collaboré au service vidéo du journal “Les échos”. Et finalement depuis un an pour Brut.

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Sebastien-Olland

Linkedin / Sebastien Olland

Dans cet entretien, Sébastien Olland nous livre la réalité de son quotidien et les clés de son engagement pour cette info “100% vidéo, 100% digital”.

Fragil : Quel poste occupez-vous chez Brut ?

Sébastien : Depuis octobre dernier, je suis responsable d’un programme qui s’appelle Pendant ce temps là dans lequel on essaie de raconter des histoires qu’on ne voit pas trop ailleurs ou dont les médias ne parlent pas, ou peu, des histoires inspirantes, des histoires difficiles aussi. Il dure environ 5 minutes et nous sommes 5 personnes à travailler dessus. Parmi eux, un monteur, un graphiste, une personne de la documentation qui nous aide à trouver les bonnes images et les bons sonores qui vont nous servir à monter les contenus, une journaliste, Leïla, travaille également avec moi, de temps en temps d’autres journalistes de la rédaction nous prêtent également mains fortes.

« On reste à l’affût… »

Fragil : Comment sont choisis les sujets que vous traitez ? 

Sébastien : Ce sont des choix d’équipe. Comme dans toute rédaction, nous avons des conférences de rédaction. Les journalistes ont des idées, les chefs ont des idées, on discute, on échange. On finit par trouver les sujets qu’on a envie de faire. On passe beaucoup de temps à faire de la veille, que ce soit sur les réseaux sociaux ou sur la presse nationale et locale. On reste à l’affût des histoires qu’on peut entendre à droite à gauche, avec des amis, nos familles. Un peu comme dans toutes les rédactions.

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La rubrique "Pendant ce temps là" sur facebook

Facebook/Brut

Fragil : Techniquement, quel matériel utilisez-vous ?

Sébastien : On a un kit de tournage, composé d’un iphone, d’un micro canon, d’un micro-cravate et d’un stabilisateur d’iphone.

« …sortir la vidéo vers 20h »

Fragil : Décrivez-nous une journée type en temps normal ? 

Sébastien : Les bureaux de Brut sont à Paris. Et une journée type, ça commence par une conférence de rédaction pour définir le sujet du jour. Souvent on a déjà tourné les images en avance. Je commence à écrire le matin. L’équipe de documentation s’occupe de trouver les images additionnelles dont on pourrait avoir besoin et l’équipe programmation nous aide à trouver des personnes qui pourraient témoigner pour les filmer dans la journée, soit chez Brut, soit à l’extérieur. Et assez tôt dans la journée, on commence le montage pour sortir la vidéo vers 20h. Entre temps, les textes ont été vérifiés par un ou une secrétaire de rédaction et la vidéo par un rédacteur en chef. Mais, dans la journée, pendant que tu crées le programme du jour, tu es déjà en train de caler des tournages pour le prochain ou de réfléchir à ceux des jours d’après.

« Une rigueur absolue »

Fragil : Comment vous organisez-vous pour produire de l’information pendant le confinement ?

Sébastien : L’organisation ne change pas. Sauf que chacun est chez soi. Les process sont donc naturellement plus longs pour communiquer et pour échanger, notamment les images. On n’a pas arrêté l’émission depuis le début du confinement. On s’est tenus à notre engagement de sortir une émission tous les jours. Évidemment, derrière, c’est une rigueur absolue pour qu’on puisse sortir chaque jour un programme avec la même exigence et les mêmes thématiques qu’avant. C’est juste que, dans ces conditions, les sujets mettent plus de temps à être montés. Des fois, on récupère des images, et, tout en respectant le confinement, on peut faire une vidéo. Par exemple, l’autre jour, je sors faire mes courses et je croise un sdf. J’ai discuté avec lui et il avait un discours, une façon de raconter les choses… Je lui ai demandé s’il accepterait que je le filme pour qu’il nous raconte son quotidien depuis le début du confinement des associations. Cette vidéo a fait 8 millions de vues. C’était juste un moment en allant faire des courses, ça lui a permis de parler de sa situation. Et nous derrière, pour ajouter du fond, on a ajouté une interview de la fondation Abbé Pierre qui expliquait la difficulté en début de confinement. Entre temps, le gouvernement a mis des choses en place, la situation a évolué. J’ai donc refait une autre vidéo avec le même David qui avait été hébergé dans un hôtel. Pour ajouter du contenu à une histoire, tu peux facilement avoir une interview par skype ou autre. Surtout en ce moment.

« Une course contre la montre… »

Fragil: Est-ce facile d’atteindre et de convaincre les personnes que vous souhaitez interviewer ?

Sébastien : Ce n’est jamais facile. On a un service programmation qui nous aide pour trouver du contenu et pour contacter les gens. C’est également tout un réseau de connaissances, d’attachés de presse… C’est le travail du journaliste de passer du temps, de creuser, d’aller rencontrer les gens. On a la chance à Brut d’avoir un service programmation très efficace. La semaine dernière, j’ai fait un sujet sur ce SDF à Lille, j’avais besoin du témoignage du ministre du logement sur la situation des SDF en France. Là typiquement, c’est le service programmation qui appelle le service de presse du ministre du Logement pour voir s’il était possible de faire une interview avec Julien de Normandie. C’est comme ça que ça fonctionne. Et c’est un peu une course contre la montre tout le temps. Parce qu’on cherche à produire du contenu exigeant.

Fragil : Comment êtes vous perçus par vos interlocuteurs/ par les personnes rencontrées lors de vos reportages ? 

Sébastien : L’émission “Pendant ce temps là” se concentre sur des personnes inconnues qui généralement font des choses qui me paraissent intéressantes et qu’on a envie de mettre en lumière. Des fois, ils préfèrent ne pas être filmés. Mais la plupart du temps, les gens sont plutôt ouverts à la mise en lumière de leurs initiatives. Ils savent qu’on a une communauté plutôt bienveillante. Pour notre programme, on ne court pas derrière des politiques ou des stars inaccessibles, on va plutôt s’intéresser à des gens normaux qui font des choses extraordinaires.

« La richesse de ce métier, c’est de pouvoir raconter ce qui se passe dans son pays mais également sur la planète. »

Fragil : Qu’appréciez-vous le plus dans votre métier ? 

Sébastien : C’est de pouvoir parler le lundi de causes graves comme les violences conjugales. Le mardi, mettre en avant l’initiative d’un jeune de 20 ans qui est le plus jeune boulanger de France et qui a sauvé la boulangerie familiale et celle de son village. Le mercredi, raconter comment la rougeole est en train de décimer la République du Congo et notamment les enfants congolais. Le jeudi, parler de l’impact qu’ont eu les feux de forêt sur les koalas. Le vendredi, d’être dans un village Emmaüs à Lescar-Pau. La richesse de ce métier, c’est de pouvoir raconter ce qui se passe dans son pays mais également sur la planète. De parler de problèmes qui nous touchent tous. C’est la force de ce métier. Certains journalistes se spécialisent dans un domaine. Moi, chez Brut, je ne suis spécialiste de rien, je m’intéresse à tout. On se débrouille chaque jour pour bien raconter avec mes collègues les causes, les tragédies et histoires qu’on a envie de mettre en avant ou de sensibiliser.

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Capture d'écran du site Brut

Brut

« C’est surtout des rencontres avec des gens qui font des choses étonnantes. »

Fragil : Parmi toutes les vidéos que vous avez réalisées pour Brut, quels sujets retenez-vous ?

Sébastien: Pendant le confinement, la vidéo avec David, le sdf lillois. Avant le confinement, il y en aurait deux. Je parlerais de l’histoire de Sylvie, une Alsacienne qui vit dans une tiny house. Cette histoire est révélatrice de notre façon de travailler. En fait, je connaissais des jeunes dans les Vosges, un artisan et un ébéniste qui travaillent ensemble. En discutant avec eux, ils m’ont dit qu’ils étaient en train de construire une tiny house. Je me suis dit que ce serait sympa de raconter cette histoire. J’y suis allé et c’est la personne qui avait commandé cette tiny house qui est venue me chercher à la gare. Sur le chemin, on a beaucoup discuté et elle me raconte pourquoi elle, ostéopathe, veut vivre dans ce type de logement. J’étais complètement captivé par son discours que je trouvais incroyable avec des valeurs humaines, écologiques. J’ai fait une interview dans laquelle elle expliquait toute sa démarche, la tiny house étant encore en construction. J’étais tellement happé par son discours, tout mon sujet était au final autour d’elle et de son choix de vivre dans sa tiny house. C’est une vidéo qui a fait 18 millions de vues. Huit mois plus tard, elle a emménagé dans sa tiny house et j’ai refait un sujet sur elle, une suite (12 millions de vues). Dans ces cas-là, tu n’as plus l’impression que c’est du travail. C’est une chance de pouvoir mettre en avant et de partager ce genre de sujet avec la communauté Brut. L’autre vidéo était sur le seul prof de l’île d’Ouessant. Il est jeune, il fait de la musique un peu punk sur une île particulièrement isolée. Je suis allé là-bas pour faire un reportage sur lui. Tout ce qu’il y a avant le reportage, c’est de l’échange humain, de la discussion. J’ai dormi chez lui, j’ai rencontré le maire. J’ai passé la journée avec lui et ses élèves, dans un cadre unique. C’est surtout des rencontres avec des gens qui font des choses étonnantes. A travers son histoire à lui, tu racontes aussi celle de l’île et de ses habitants. Je pourrais te donner tellement d’autres exemples, tu as un peu de temps devant toi ?

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Un lycéen perdu dans le labyrinthe de l’orientation

Réalisateur de formation, Merwann s’intéresse à la musique, à la littérature, à la photographie, aux arts en général. De juillet 2017 à juillet 2023, il a été rédacteur en chef du magazine Fragil et coordinateur de l'association.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017