24 juillet 2019

Après «Les damnés», Ivo van Hove s’empare des Atrides à la Comédie Française

En fin de cette saison 2018-2019, la Comédie Française est revenue aux sources de la tragédie grecque, en programmant successivement dans un même spectacle « Electre » et « Oreste » d’Euripide (480-406 avant J-C), dans une vision perturbante et sauvage du génial Ivo van Hove, portée par une troupe à son plus haut niveau !

Après «Les damnés», Ivo van Hove s’empare des Atrides à la Comédie Française

24 Juil 2019

En fin de cette saison 2018-2019, la Comédie Française est revenue aux sources de la tragédie grecque, en programmant successivement dans un même spectacle « Electre » et « Oreste » d’Euripide (480-406 avant J-C), dans une vision perturbante et sauvage du génial Ivo van Hove, portée par une troupe à son plus haut niveau !

Ivo van Hove avait déjà provoqué un choc énorme en montant « Les Damnés » de Visconti au théâtre, en 2016, pour sa première collaboration avec La Comédie Française. Face à l’ascension de la famille Essenbeck, en plein nazisme, à cette malédiction qui les pousse à s’entretuer, et à leur extinction, on pensait à la tragédie des Atrides, aux origines du théâtre, tout en mesurant son universalité. Les spectateurs du Grand T à Nantes ont pu assister à l’élément déclencheur de cette tragédie fleuve lors des représentations de « Thyeste » de Sénèque en 2018 dans la mise en scène de Thomas Jolly créée au Festival d’Avignon. Dans cette tragédie romaine, Atrée fait manger à son frère Thyeste ses propres enfants, pour des raisons de pouvoir et pour obtenir réparation de l’infidélité de sa femme. Les crimes se répètent et nous conduisent à Electre, qui veut venger le meurtre de son père Agamemnon en tuant sa mère Clytemnestre, avant que son frère Oreste ne soit atteint de démence pour son matricide. La Comédie Française a exploré à plusieurs reprises la violence et la démesure du théâtre d’Euripide. En 2005, André Wilms y mettait en scène « Les Bacchantes»  : Agavé, qui était incarnée par l’immense Martine Chevallier, démembre et dévore son fils Penthée, dans une scène de transe et de possession que la comédienne rendait particulièrement mémorable. « Electre / Oreste » atteint de tels sommets dévastateurs, dans la représentation d’un théâtre originel et en même temps proche de nous. Pour la première fois de son histoire, la Comédie Française va se produire dans ce spectacle au Théâtre antique d’Epidaure, berceau de la tragédie grecque, les 26 et 27 juillet. On rêve à la puissance des mots, des cris et des mouvements de ces magnifiques interprètes, qui vont résonner avec une intensité particulière dans ce lieu mythique !

 

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/07/EO_REP.-RICHELIEU_12-04-2019_7863.jpg » credit= »Jan Versweyveld coll. Comédie-Française  » align= »center » lightbox= »on » caption= »La malédiction des Atrides frappe Electre et Oreste, la sœur et le frère » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Fatal bourbier

La malédiction des Atrides frappe Electre et Oreste, la sœur et le frère. Leur mère Clytemnestre avait tué leur père Agamemnon, parce que ce dernier avait sacrifié leur autre fille Iphigénie. Electre n’a qu’une obsession, le meurtre de sa mère pour assouvir sa vengeance, et sa détermination est totale. Elle attend avec fébrilité le retour de son frère, pour accomplir son fatal projet. La scénographie de Jan Versweyveld accentue l’idée de répétition et d’enlisement dans des meurtres stériles. Le plateau est recouvert de boue, qui se répand sur les corps et sur les visages, en donnant aux acteurs une démarche et des mouvements singuliers, parfois ritualisés. L’atmosphère est sombre et d’une pénétrante intensité, propice à l’accomplissement de la tragédie.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/07/EO_REP.-RICHELIEU_24-04-2019_8698.jpg » credit= »Jan Versweyveld coll. Comédie-Française  » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le plateau est recouvert de boue, qui se répand sur les corps et sur les visages » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Les mots sont lourds de présages et de lucidité.

Le chœur occupe une place essentielle, il ne fait pas que commenter et soutenir l’action. Chacune des figures qui le composent est importante sur le plateau, avec l’épaisseur d’un personnage et une totale implication dans l’action. Elles ont toutes des présences bouleversantes et des visages tragiques aux regards compatissants, terribles ou fiévreux. Claude Mathieu est totalement habitée en Coryphée, et Cécile Brune, Sylvia Bergé ou Julie Sicard, sont d’une puissance qui prolonge le drame de façon saisissante. Les mots sont lourds de présages et de lucidité, et ils enveloppent les affres d’une famille égarée, entre douleurs et pulsions meurtrières.

Après sa vertigineuse Juliette dans la pièce de Shakespeare en 2015, Suliane Brahim est incandescente dans le rôle tourmenté d’Electre, dont elle traduit avec une justesse infinie la souffrance, les ressassements et l’aveuglement : son deuil n’appartient qu’à elle mais tout se rapporte, dans son esprit malade, à son drame. L’actrice construit cependant un personnage paradoxal, à la fois fragile et habité par une violence extrême, une force brute et inhumaine, notamment dans les confrontations avec sa mère. Cette dualité évoque l’Elektra de l’opéra de Richard Strauss, dans l’ultime mise en scène de Patrice Chéreau (2013). Il y a un côté animal dans l’expression de sa détresse : elle a été bannie du palais et vit dans la boue, elle mutile sauvagement le cadavre d’Egisthe, second mari de Clytemnestre. La douleur et la fureur de la protagoniste viennent de très loin, et elles se répandent comme une fatalité sur l’ensemble des personnages.

Détresses sauvages

Les deuils semblent impossibles à accomplir, et ne peuvent se résoudre que dans la mort ; ils se croisent sans se voir. Ainsi, Clytemnestre, qui a tué Agamemnon et épousé Egisthe, porte en elle une douleur intime, causée par la perte d’Iphigénie. La fascinante Elsa Lepoivre apporte à ce personnage des accents humains. Lors de son arrivée sur scène, elle avance lentement, vêtue d’une somptueuse robe bleue, comme si elle se rendait à un sacrifice. Elle se dirige vers Electre, mais elle semble mal à l’aise, jouant maladroitement avec ses bracelets. On la sent rongée de l’intérieur. L’actrice incarne aussi Hélène, sœur de Clytemnestre, dans « Oreste » en un troublant jeu de miroir, vêtue d’une même robe bleue. De plus, la symétrie entre les deux femmes se prolonge avec la prise en otage d’Hermione, qui atteint Hélène dans son cœur de mère.

 

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/07/EO_REP.-RICHELIEU_24-04-2019_8855.jpg » credit= »Jan Versweyveld coll. Comédie-Française » align= »center » lightbox= »on » caption= »la symétrie entre les deux femmes se prolonge avec la prise en otage d’Hermione » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Mais comment juger ce qui semble de l’ordre d’une fatalité ?

L’une des figures centrales de la pièce est celle d’Oreste, auquel le sublime Christophe Montenez (qui était inoui en Martin des « Damnés » !) apporte une présence rare à un personnage fort et complexe. C’est sa sœur Electre qui le pousse au meurtre. Le frère hésite avant de commettre l’irreprésentable ; il tue sa mère, complètement possédé. L’acteur montre de façon stupéfiante l’état de choc. Il se déplace tel un pantin désarticulé, se recouvre de boue, en proie à une indicible culpabilité. Dans l’opéra de Gluck, « Iphigénie en Tauride » (1779), un passage poignant raconte cette folie d’Oreste : les furies, chantées par le choeur, le poursuivent sur ces mots « Il a tué sa mère », tandis qu’il se lamente, dans un chant au bord du cri. Le spectacle d’Ivo van Hove atteint une même intensité. Le metteur en scène a monté « Boris Godounov » à l’Opéra Bastille en 2018, où il illustrait la culpabilité et la folie du Tsar infanticide dans des images vidéo obsessionnelles qui reflétaient sa conscience morcelée, au cœur d’une même problématique. La folie meurtrière est suivie du procès d’Electre et d’Oreste, aux portes de ce bourbier. Mais comment juger ce qui semble de l’ordre d’une fatalité ?

L’action est enveloppée par les percussions du Trio Xenakis, qui ponctuent et martèlent, ressassent et débordent, dans un rapport intime et envoûtant avec ce qui se joue sur le plateau. La danse occupe une place essentielle, elle a une fonction libératrice (superbe travail chorégraphique de Wim Vandekeybus), et intervient à deux moments clef de l’action, après la mort d’Egisthe, et dans l’attente du verdict. Les percussions se déchainent, obsédantes, les corps suffoquent dans une transe frénétique exprimant ce que les mots ne peuvent dire. La relation entre Oreste et Pylade est très forte et semble une nécessité dans l’état d’abandon de chacun d’eux. Loïc Corbery donne à Pylade une touchante présence, celle d’un homme blessé et égaré, sous l’influence de son ami car en mal de repères. C’est ce qui le pousse à le suivre pour l’enlèvement d’Hermione, interprètée par Rebecca Marder, inoubliable Fanny dans « Fanny et Alexandre ». Tout se dénoue dans une confusion extrême et dévastatrice. Un esclave Phrygien, auquel Eric Génovèse apporte une puissante intensité, entre en scène, le visage recouvert de boue et de sang, pour faire le récit de la mort d’Hélène. L’esclave est à bout de forces, c’est un messager d’une guerre sans fin, et le témoin halluciné d’une malédiction toujours en marche : on le bouscule et on lui crache dessus. C’est alors qu’intervient le Deus ex Machina, dans la figure d’Apollon en costume doré. Dans un nouveau coup de théâtre, il annonce qu’Hélène n’est pas morte, et lance un appel à la paix. Oreste, Pylade et Electre, armés, sont un moment hébétés, comme en suspens. Mais les paroles du dieu sont vite réduites en cendres par la violence ultime qui se déchaine sur le plateau, en un cri bestial qui résonne avec toute forme de radicalisation face au sentiment de rejet. La tragédie devient intemporelle ; elle rejoint notre monde actuel, bourbier sans transcendance…

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017