Fragil : Vous venez d’aborder le rôle du Comte des « Noces de Figaro ». Comment vous êtes-vous emparé de ce personnage ?
Jean-Luc Ballestra : C’est l’un des rôles les plus lourds et les plus complexes musicalement que j’ai chantés. Les récitatifs de Lorenzo Da Ponte sont magnifiques mais nombreux, et il m’a fallu beaucoup d’énergie pour la première phase du travail, l’apprentissage. J’avais peu abordé Mozart auparavant, en dehors de Masetto de « Don Giovanni » à la Monnaie de Bruxelles. La seconde phase a été d’intégrer ce que Daniel Benoin, le metteur en scène, attendait de mon personnage, sur lequel j’avais intuitivement ressenti beaucoup de choses. Il m’a été finalement assez facile d’entrer dans ce rôle, et je me suis très vite senti en osmose dans le travail avec Daniel, qui laisse une part de liberté aux interprètes. C’est la force de ces artistes qui viennent du théâtre, comme Jean-François Sivadier avec qui j’ai été Escamillo dans « Carmen » : ils ont une idée très claire de ce qu’ils veulent faire, tout en se montrant à l’écoute des propositions des chanteurs. Ils sont à la fois très généreux et exigeants. « Les noces de Figaro » fait partie des œuvres que je préfère chez Mozart, avec « Don Giovanni », et le spectacle présenté à Nice a été l’une des plus belles productions que j’ai faite durant ma carrière. C’est un opéra d’une vie incroyable, et qui grouille d’énergie. Même si l’esprit révolutionnaire du texte de Beaumarchais a été adouci par le livret de Da Ponte, la dimension théâtrale de la pièce est constante en arrière-plan, avec beaucoup de verve, d’humour et d’impertinence. Ce que l’on a voulu montrer dans cette figure du Comte, c’est un noble qui a perdu ses repères. Il a aboli certains droits féodaux et il sent qu’il a désormais moins de contrôle sur ses vassaux. Il se montre cependant ambivalent, à la fois monarque éclairé et libertin, mais c’est aussi le pire des jaloux. Pour le jouer, je me suis fait un sous-texte, en imaginant un homme encore jeune, un guerrier, politicien par moments, mais qui est tellement aveuglé par sa jalousie et bousculé par ses sentiments, qu’il en devient un idiot occasionnel. C’est un personnage que l’on a trop souvent tendance à simplifier, mais Daniel Benoin a su en retrouver l’essence.
« Les noces de Figaro fait partie des œuvres que je préfère chez Mozart, avec Don Giovanni. »
« Le spectacle présenté à Nice a été l’une des plus belles productions que j’ai faite durant ma carrière. »
Fragil : Qu’est-ce qui vous a justement particulièrement touché dans cette mise en scène de Daniel Benoin ?
Jean-Luc Ballestra : Au début des répétitions, Daniel a présenté la mise en scène à partir de planches d’esquisses faites par le scénographe, pour qu’on la visualise. L’histoire de cette « folle journée » se déroule dans un lieu unique, du matin au soir. Le spectacle révèle la modernité cachée sous un décorum classique, et a un côté proustien : Chérubin, qui a vieilli, revient cinquante ans après dans un manoir délabré, comme pour un pèlerinage, et fait revivre les souvenirs de cette journée incroyable. C’est lui qui accompagne les récitatifs au pianoforte. Parfois, cette figure vieillissante intervient dans son passé, et prend la main de celui qu’il était plus jeune, pour le consoler. Les projections vidéo de Paulo Corréia prolongent cette action. Mon air du troisième acte était une sorte de cauchemar du Comte, où des fantômes de femmes mariées l’oppressent, et se mêlent à des images vidéo. L’effet visuel était extraordinaire, avec également un côté très théâtral. C’était comme si l’air était vécu dans l’esprit du personnage, ce qui était aussi le cas pour celui de Figaro au quatrième acte. Il y a un foisonnement d’idées, et on ne voit pas le temps passer. Tout est nourri, justifié et approfondi : trois heures d’intensité ! Ce travail était exigeant et nous a demandé beaucoup de présence physique, mais il nous a apporté à tous beaucoup de bonheur. Les costumes de Nathalie Bérard-Benoin, inspirés de Goya et dans des couleurs claires, étaient magnifiques et d’une grande qualité. Le succès remporté par le spectacle est dû à cette formidable création collective, et à une bonne ambiance sur le plateau : tous les solistes étaient totalement investis. J’ai eu de la chance d’aborder le rôle du Comte dans ces conditions.
« Il y a un foisonnement d’idées, et on ne voit pas le temps passer. Tout est nourri, justifié et approfondi : trois heures d’intensité ! »
Fragil : Quel souvenir de répétition a été pour vous le plus fort ?
Jean-Luc Ballestra : Il n’y a pas eu un moment plus qu’un autre mais plutôt une sensation globale. L’échange avec Daniel était très riche. C’est lui qui dirigeait, mais il ne refusait pas nos suggestions. On ne se sentait jamais jugé sous son regard, et il n’a pas douté un seul instant que l’on était capable de faire ce qu’il demandait. J’ai eu l’impression de vivre dans un esprit de troupe, avec des chanteurs réunis pour un même objectif. De plus, il y avait beaucoup d’entraide. Nous partagions une même excitation d’avoir été choisis pour ces prises de rôles ; nous avons beaucoup travaillé, mais dans une ambiance conviviale.
« J’ai eu l’impression de vivre dans un esprit de troupe, avec des chanteurs réunis pour un même objectif. »
Fragil : Que représente pour vous la musique de Mozart ?
Jean-Luc Ballestra : Il n’y a pas un seul Mozart. Il a en effet eu le génie de créer des ambiances particulières, et d’une grande diversité. Sa musique est plus vivante que la vie. Dès les premières mesures des « Noces de Figaro », il y a une urgence et ça grouille de vie. On ne peut pas être indifférent à une telle énergie. Mozart a surtout une capacité incroyable à faire passer les émotions des personnages dans ses partitions, et c’est vraiment du théâtre. Je vis avec « Les noces » depuis des mois, et je ne m’en lasse pas. C’est une œuvre tellement forte !
« La musique de Mozart est plus vivante que la vie. »
Fragil : En quoi était-ce pour vous important de jouer ce rôle à Nice, d’où vous êtes originaire ?
Jean-Luc Ballestra : Sans aucune arrogance, je peux dire que c’est ici mon théâtre, où j’ai grandi artistiquement. J’y ai fait 14 productions, mais l’Opéra de Nice a aussi pour moi une grande importance affective, avec quelques souvenirs familiaux très marquants. C’est un environnement où je me sens encouragé. La ferveur était incroyable lorsque j’ai reçu la « Révélation lyrique de l’année » aux victoires de la musique classique de 2007. Dans un métier où l’on est beaucoup jugé, et où l’on doute, cette fidélité et cette confiance du public niçois me fait du bien. Je ne veux surtout pas le décevoir lorsque je chante ici, et j’en ressors toujours gorgé de confiance.
« Cette fidélité et cette confiance du public niçois me fait du bien. Je ne veux surtout pas le décevoir lorsque je chante ici. »
Le Comte se montre cependant ambivalent, à la fois monarque éclairé et libertin (photos : Paulo Correia)
Fragil : Vous avez fait en mai 2016 vos débuts à la Scala de Milan, dans un diptyque consacré à Maurice Ravel. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Jean-Luc Ballestra : C’est un énorme souvenir qui m’a donné beaucoup de fierté. La Scala de Milan est le temple de l’opéra, une scène mythique où sont passés tous les artistes que j’admire, que ce soit Maria Callas, ou des chefs légendaires comme Arturo Toscanini, Claudio Abbado ou Ricardo Muti. C’est fascinant ! J’ai eu la chance d’y faire mes débuts dans l’un de mes ouvrages préférés, « L’heure espagnole » de Ravel. De plus, la production de Laurent Pelly est merveilleuse, et j’avais notamment chanté ce rôle de Ramiro dans ce même spectacle à l’Opéra de Rome. C’est l’une des œuvres qui a marqué ma carrière, et je l’ai aussi abordée en version de concert, sous la direction de l’immense Charles Dutoit à Boston, Los-Angeles et San-Francisco. Ce souvenir de la Scala de Milan restera à jamais une empreinte indélébile ! Pour un artiste français, c’est un grand honneur d’y être invité.
Jean-Luc Ballestra (photos : Tegdom Pix)
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Jean-Luc Ballestra : Je vais reprendre début février « Les noces de Figaro » à Anthéa, le théâtre que Daniel Benoin dirige à Antibes *. Dans un futur plus lointain, je me réjouis de retourner à l’Opéra de Tours en octobre, pour chanter dans une rareté de Jacques Offenbach, « Les fées du Rhin ». J’en suis très curieux…Quelques extraits circulent, mais ce sera une découverte absolue.
* Cet entretien a été effectué le lundi 29 janvier 2018