6 novembre 2017

Jean-François Sivadier met en scène « Don Giovanni » : Par delà ce regard…

Après avoir monté le « Don Juan » de Molière en mars 2016 au T.N.B à Rennes (un spectacle notamment repris au théâtre de l’Odéon à Paris, et au Grand T à Nantes), Jean-François Sivadier a mis en scène « Don Giovanni » de Mozart pour l’édition de 2017 du Festival international d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence : l’exploration passionnante d’un mythe à travers deux œuvres, sous un même regard.

Jean-François Sivadier met en scène « Don Giovanni » : Par delà ce regard…

06 Nov 2017

Après avoir monté le « Don Juan » de Molière en mars 2016 au T.N.B à Rennes (un spectacle notamment repris au théâtre de l’Odéon à Paris, et au Grand T à Nantes), Jean-François Sivadier a mis en scène « Don Giovanni » de Mozart pour l’édition de 2017 du Festival international d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence : l’exploration passionnante d’un mythe à travers deux œuvres, sous un même regard.

En 2008, Jean-François Sivadier offrait sa vision des « Noces de Figaro » de Mozart à l’Opéra de Lille, après son « Mariage de Figaro » de Beaumarchais, quelques années plus tôt. Un travail qui se prolonge, d’un texte de théâtre à un opéra, sur un même sujet, a de quoi rendre curieux ; ce metteur en scène, qui est aussi un merveilleux comédien, privilégie le jeu et la direction d’acteurs avant toute autre chose, dans de réjouissantes propositions qui révèlent les singularités de chaque ouvrage. Chez Molière comme chez Mozart, les interprètes sont portés par une même énergie qui les pousse à donner le meilleur sur le plateau. L’image qui introduit « Don Giovanni » est à cet égard fascinante. Durant les premiers accords de l’ouverture, enveloppés d’une lumière éclatante, Philippe Sly, interprète du rôle principal, regarde avec insistance le chef d’orchestre, comme un défi lancé par l’artiste avant de jouer cette figure mythique : le regard d’un chanteur, d’un acteur et d’un séducteur, qui ne nous lâche pas jusqu’à la dernière mesure.

Chez Molière comme chez Mozart, les interprètes sont portés par une même énergie qui les pousse à donner le meilleur sur le plateau.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/11/dongiovannirepetition4060.jpg » credit= »Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Pascal Victor / Artcompress » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le regard d’un chanteur, d’un acteur et d’un séducteur, qui ne nous lâche pas jusqu’à la dernière mesure » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Sous l’emprise de celui qui passe

Le spectacle illustre le parcours dévastateur d’un séducteur, animé par un formidable désir de vie, qui ne s’arrête jamais quelque part et pousse toujours plus loin ses limites, jusqu’à la mort. Son passage éphémère trouble et perturbe ceux dont il croise le chemin. À la manière de l’ange (sublime Terence Stamp !) du très beau film « Théorème » de Pier Paolo Pasolini, il est un révélateur, qui donne de fragiles repères, pour mieux les brouiller. Il en résulte quelques images saisissantes, comme celle de ces trois femmes, Donna Anna, Donna Elvira et Zerlina, perdues dans leurs pensées, et chacune installée seule à une table sur laquelle est posé un bouquet de fleurs, au fond du plateau. Cette bouleversante illustration de l’abandon est magnifiée par l’étrangeté des éclairages, dont Philippe Berthomé sculpte des espaces envoûtants, qui montent d’un vert irréel au sol, à une lumière blanche venant du dessus, comme celle d’un astre. Les arias de chacune de ces héroïnes qui parsèment l’opéra semblent l’écho, toujours brûlant, de cette scène initiale de détresse.

Cette bouleversante illustration de l’abandon est magnifiée par l’étrangeté des éclairages.

L’un des autres témoignages de cette emprise de Don Giovanni est le mimétisme qu’il exerce sur Leporello : un éblouissant couple de théâtre, où le valet rêve d’être le maître. Dès l’air du champagne, en prélude à une bien improbable fête, il reproduit maladroitement les gestes de celui qu’il vénère, comme s’il suivait les indications d’un metteur en scène. Le paroxysme de ce jeu est l’échange de leurs rôles au deuxième acte, pendant lequel Elvire se méprend sur l’identité du séducteur en fuite. Nahuel di Pierro est un véritable tourbillon en Leporello, figure mouvante qui cherche sa vérité dans le jeu d’un autre.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/11/dongiovannirepetition4077.jpg » credit= »Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Pascal Victor / Artcompress » align= »center » lightbox= »on » caption= »Un éblouissant couple de théâtre, où le valet rêve d’être le maître » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Cette confusion des rôles, entre illusion et réalité, dépasse le couple du maître et du valet. Leporello joue parfois parmi les spectateurs, tandis que Donna Elvira arrive de la salle, côté public, pour chanter son premier air au premier acte. Elle cherche partout : « Ah ! chi mi dice mai quel barbaro dov’é … ?» (« Qui peut me dire où je trouverai le méchant qui a juré de m’aimer et qui m’abandonne ? »).

Qui peut me dire où je trouverai le méchant qui a juré de m’aimer et qui m’abandonne ?

Dans le tourbillon et l’effroi de la fête de la fin de ce premier acte, des acteurs rêvent d’être des chanteurs d’opéras. Comme dans les autres spectacles lyriques de Jean-François Sivadier en effet, des comédiens prolongent l’action. Ce sont des témoins muets, passeurs entre le jeu et le chant, mais aussi entre un ouvrage et un autre. Alors que trois masques vengeurs s’avancent (Donna Anna, Don Ottavio et Donna Elvira), et que Don Giovanni s’apprête à abuser de Zerline, sous les yeux de Masetto, l’un de ces acteurs, Rachid Zanouda, frappe avec acharnement le mur du fond, qui se fissure et s’écroule. Un revolver passe de mains en mains : la mort de celui qui attire malgré tout comme un aimant est en marche.

 

 

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/11/dongiovannirepetition4108.jpg » credit= »Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Pascal Victor / Artcompress » align= »center » lightbox= »on » caption= »Isabel Leonard est flamboyante dans le rôle de Donna Elvira, qui cherche Don Giovanni partout » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Un seul être vous manque…

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/11/dongiovannirepetition5030.jpg » credit= »Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Pascal Victor / Artcompress » align= »center » lightbox= »on » caption= »Sa douleur s’élève jusqu’à des aigus vertigineux, auxquels Eleonora Buratto apporte un timbre d’une beauté pénétrante » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

L’opéra de Mozart débute par la mort du commandeur, tué par Don Giovanni qui tentait de séduire de force sa fille Donna Anna. C’est donc aussi l’histoire d’un deuil impossible, et le mariage prévu avec Don Ottavio paraît inenvisageable. La fille ne peut se détacher de l’image du père, et sa douleur s’élève jusqu’à des aigus vertigineux, auxquels Eleonora Buratto apporte un timbre d’une beauté pénétrante. Dans le texte de Molière, ce commandeur est associé avant tout à l’intrusion du surnaturel. Pour la scène du cimetière dans la pièce, Jean-François Sivadier avait plongé le plateau et la salle dans une obscurité totale, d’où émergeaient les voix de Don Juan et de Sganarelle. L’effet pour le spectateur était très déstabilisant. Stanislas Nordey, dans sa vision d ‘ « Electre » d’Hugo von Hofmannsthal au Théâtre de la Colline en 2007 s’était servi d’un même procédé : dans cette pièce qui parle aussi de la mort d’un père, on entendait les voix des servantes de la première scène dans un noir profond. Dans l’opéra, on voit le père mourir, et il revient sous une forme humaine, comme le signe d’une disparition impossible à réaliser. Un rideau doré glisse lentement sur le premier air d’Ottavio, « Dalla sua pace, la mia dipende » (Ma paix dépend de la sienne), interprété avec des nuances miraculeuses par le ténor Pavol Breslik ; le commandeur apparaît et reste à ses côtés durant tout son chant. C’est un mort qui a du mal à partir, mais c’est surtout l’image d’un père bien présent, veillant à ce que sa fille ne soit pas trahie une seconde fois.

Pour la scène du cimetière dans la pièce, Jean-François Sivadier avait plongé le plateau et la salle dans une obscurité totale, d’où émergeaient les voix de Don Juan et de Sganarelle.

Le rapport au surnaturel et au divin est essentiel dans la pièce de Molière comme dans l’opéra de Mozart, à l’image du mythe. Don Juan est celui qui profane, ne croit qu’en son plaisir et à son accomplissement dans l’instant. Le retour du commandeur, sous la forme d’une statue de pierre qui s’anime, est aussi une figure morale, qui ordonne au libertin de changer de vie. Dans sa vision de la pièce, Jean-François Sivadier avait placé, sur un petit écran, le décompte du mot « Ciel » dans le texte. Des planètes mystérieuses et de couleurs étaient posées, comme dans l’opéra, dans un ciel de théâtre ; c’est une manière de donner un aspect cosmique aux deux ouvrages, et de rappeler la proximité de l’au-delà. Dans cette constellation, Don Giovanni a quelque chose de solaire. Lors du repas final, où il a invité le commandeur à dîner, en une ultime provocation, il y a une grande légèreté sur le plateau, matérialisée par des flocons de neige et des plumes d’oreillers avec lesquels on s’amuse. Donna Elvire fait une dernière tentative pour le sauver. Mais il est impossible d’attacher et de fixer celui qui ne fait que passer, de l’arracher à cette apparente légèreté. Les premières apparitions de la statue imposante sur des accords glaçants ont quelque chose de fantastique ; c’est ensuite un père qui vient à la rencontre de Don Giovanni.

Dans cette constellation, Don Giovanni a quelque chose de solaire.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/11/dongiovannirepetition5117.jpg » credit= »Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Pascal Victor / Artcompress » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le séducteur est presque nu, et les manipule tel un démiurge invisible » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

La scène finale est d’une perturbante intensité. Elle montre que Don Giovanni est aussi un mort qui a du mal à partir. Tous les protagonistes sont en état de manque et ils ne parviennent pas à se libérer de son emprise. Le séducteur est presque nu, et les manipule tel un démiurge invisible. Il les guide d’un geste de la main. Chacun revient à lui sans cesse, ne peut s’en éloigner ni l’oublier. Ils sont tous profondément marqués, et déstabilisés par cette rencontre qui leur a fait frôler d’autres vérités. Cette chorégraphie permet de mesurer le formidable travail de troupe accompli ici.

Ils sont tous profondément marqués, et déstabilisés par cette rencontre qui leur a fait frôler d’autres vérités.

On est bouleversé par un ensemble, et pas seulement par des individualités, même si les voix et les présences sont toutes exceptionnelles, de Julie Fuchs, lumineuse Zerline, à la Donna Elvira flamboyante d’Isabel Leonard. On rêve des revoir à nouveau réunis, sous le regard d’un metteur en scène aussi inspirant. Le chef d’orchestre Jérémie Rhorer, à la tête du Cercle de l’Harmonie, prolonge ce magnifique travail, par une direction fougueuse et théâtrale, en sculptant aussi de saisissants instants de silence. La troupe réunie à Aix-en-Provence ne s’est pas totalement retrouvée ensuite, mais le spectacle a été repris depuis à Nancy (à l’Opéra national de Lorraine), et au Théâtre de la ville de Luxembourg. On pourra le voir à nouveau en Italie, au Teatro Comunale di Bologna, en décembre 2018…en espérant d’autres représentations !

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017