Malgré la séparation avec le Festival de Saint-Céré, Opéra Éclaté poursuit sa mission de rencontre de nouveaux publics d’opéra en multipliant les représentations dans de nouvelles villes et des endroits ruraux. La compagnie a été accueillie cette année pour une première manifestation de trois jours en été à Éauze, authentique cité de Gascogne proche de Lupiac, le village natal du vrai d’Artagnan. Celle ancienne ville gallo-romaine, également capitale de l’Armagnac, a affiché entre le 12 et le 14 août une reprise de l’étourdissante Vie parisienne d’Offenbach dans la mise en scène d’Olivier Desbordes, deux concertos de Mozart donnés dans l’imposante cathédrale Saint-Luperc par le pianiste Marc-Olivier Poingt et des musiciens de l’orchestre d’Opéra Éclaté, ainsi que la nouvelle production de Cosi fan tutte de Mozart, dans une vision pleine de sensibilité d’Éric Perez représentée dans le hall d’expositions en face de la mairie. Ce spectacle a été joué pour la première fois le 16 juillet à l’abbaye de Sorèze dans le Tarn, où la troupe était en résidence pour les répétitions. Olivier Desbordes sait concevoir des ambiances chaleureuses et ces trois soirées proposées à Éauze ont rencontré un public diversifié et enthousiaste. Cosi fan tutte (1790) est le troisième volet de la trilogie d’opéras de Mozart et du librettiste Lorenzo Da Ponte (1749-1838), explorant le sentiment amoureux et les intermittences du cœur. Éric Perez en a présenté les deux premiers dans de passionnantes réalisations au Festival de Saint-Céré, avec Don Giovanni en 2013 et Les noces de Figaro en 2017. Il achève ainsi un ensemble d’une belle cohérence, aux couleurs créant des atmosphères marquantes. Angers Nantes Opéra a monté Cosi fan tutte en 2008 dans la vision très forte et théâtrale de Pierre Constant ; celle d’Éric Perez représentée à Éauze atteint de tels sommets par son formidable mélange de sensualité et de profondeur.
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De chaque côté du plateau, des mannequins que l’on habille de différentes manières montrent l’importance des déguisements et du théâtre.
La vérité des masques
Éric Perez interroge dans ses spectacles le rapport entre le théâtre et la réalité. C’est ainsi qu’à la fin de son diptyque Cavalleria Rusticana et Paillasse, le dernier spectacle d’Opéra Éclaté présenté à Saint-Céré en 2021, Nedda était sauvagement assassinée sur les gradins parmi les spectateurs, en un brutal effet de surprise. Le jeu entre l’illusion et le réel occupe également une place importante dans Cosi fan tutte. Tout commence par un pari proposé par Alfonso afin de mettre à mal les certitudes de Guglielmo et de Ferrando sur la fidélité de leurs fiancées, Fiordiligi et Dorabella. Les deux jeunes hommes feignent un départ à la guerre, pour revenir ensuite travestis en turcs dans le but de séduire celles qui ne leur sont pas destinées. Il en résulte, dans ce spectacle, une expérimentation où Alfonso et Despina, la servante des deux sœurs, s’imposent en démiurges dominant l’action tels des voyeurs au-dessus du décor, traquant les failles et les troubles naissants. De chaque côté du plateau, des mannequins que l’on habille de différentes manières montrent l’importance des déguisements et du théâtre tout en illustrant en d’infimes transformations la perpétuelle métamorphose des émotions et des sentiments. Les deux démiurges entrent en scène pendant l’ouverture, réajustant les costumes des mannequins avant que Guglielmo et Ferrando ne contemplent l’intérieur de l’action par-dessus le décor comme des acteurs se préparant pour une représentation, en préambule à leur dispute de théâtre.
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« Vous en perdez deux ? Il vous reste tous les autres ! »
Le théâtre est partout dans ce jeu de manipulations évoquant La dispute de Marivaux (1744). Les deux fiancés réapparaissent aux ouvertures en fond de scène durant le duo d’entrée de leurs promises, écoutant ce qu’elles disent d’un air satisfait, sous le regard d’Alfonso surplombant la situation avant d’annoncer cette prétendue fatale nouvelle du départ à la guerre. Face aux larmes et au désespoir des jeunes femmes, cet observateur indiscret commente avec cynisme, « La comédie est charmante et ils jouent leurs rôles à merveille », scrutant comme un metteur en scène l’émouvant jeu de regards au moment du départ. Éric Perez a remplacé les récitatifs accompagnés au clavecin par des dialogues en français d’une grande force théâtrale. Les deux sœurs vivent la séparation comme une tragédie, « Où trouver un poignard ? Où trouver du poison ? » alors que Despina s’exprime dans le registre comique, « Vous en perdez deux ? Il vous reste tous les autres ! », ou plus tard, en revêtant ses maîtresses d’habits séduisants, « Faites comme les militaires, recrutez ! ». La servante se travestit elle-même à deux reprises pour hâter le dénouement, tout d’abord en médecin, telle Toinette du Malade imaginaire (1673), puis en notaire pour un faux mariage avant le retour affecté des fiancés légitimes. L’enjeu du pari fait avec Alfonso est celui de la durée mais le théâtre révèle ce que le réel tenait pour secret. La fidélité amoureuse peut-elle survivre à l’éloignement, après l’état de choc causé par ce que les deux femmes ressentent comme une forme d’abandon ?
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L’intérieur du décor représente une pièce rouge inspirée de Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman.
Désordres amoureux
Éric Perez est passionné de cinéma. L’intérieur du décor représente une pièce rouge inspirée de Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman (1972), où le cinéaste associe cette couleur à l’intérieur de l’âme. Ce rouge intense recouvre ici les murs tout en débordant sur les fauteuils, la table et les persiennes, avec d’impalpables nuances symbolisant l’initiation amoureuse, le désir et la passion. Cet opéra mêle le jeu à la sincérité des sentiments, la légèreté à la profondeur. Le faux départ des fiancés est suivi d’un trio sublime entre les deux sœurs et Alfonso, marquant une suspension du temps où les trois voix se rejoignent dans une belle intériorité. L’intrusion des fiancés déguisés en turcs produit, malgré tout, la naissance d’un trouble, même si Fiordiligi et Dorabella les rejettent dans un premier temps avec force. Guglielmo et Ferrando s’amusent en exagérant leur soudain coup de foudre, « La céleste beauté de vos yeux ont ouvert une plaie dans les nôtres », tout en mesurant l’effet produit. Les deux jeunes hommes feignent un malaise, auquel Despina, déguisée en médecin, trouve un remède permettant à chacune de prendre soin de l’un des étrangers, en sauvant en réalité le fiancé de l’autre. La musique de Mozart est sublime et restitue cette confusion des sentiments dans toute sa violence et sa vérité, avec d’infinies délicatesses. Elle exprime l’état d’abandon de Dorabella et de Guglielmo dans un chant d’une touchante volupté, sur des images révélant la subtilité des mouvements du cœur et une gestuelle frémissante d’émotion. Fiordiligi résiste cependant dans des airs d’un puissant lyrisme, Ferrando déchaîne toute sa fureur en apprenant que sa fiancée a cédé, avant qu’Alfonso ne force Guglielmo à regarder celle qu’il aime s’offrant finalement à un autre. Les lumières de Joël Fabing épousent de façon envoûtante ces variations d’un discours amoureux, guidant les quatre protagonistes vers l’impression d’une première fois, malgré les résistances et les combats intérieurs.
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Un chant d’une beauté à couper le souffle.
La troupe réunie à Éauze est particulièrement attachante. Mikhael Piccone (Guglielmo) et Jean Miannay (Ferrando) sont très complices dans le jeu, débordant de vie sur le plateau et offrant dans leur chant de beaux instants de poésie. Eléonore Prancrazi est une Dorabella pleine de ferveur et Analia Téléga incarne Despina avec une énergie communicative et un remarquable tempérament scénique. Jean-Gabriel Saint-Martin, mémorable Figaro des Noces de Figaro dans la vision d’Éric Perez en 2017, donne une fascinante présence à la figure inquiétante d’Alfonso tandis que Charlotte Despaux, qui faisait aussi partie de ce spectacle, renouvelle en Fiordiligi le miracle de la Comtesse. Cette merveilleuse interprète apporte ses talents d’actrice à un personnage tourmenté, en insufflant toute son âme dans un chant d’une beauté à couper le souffle, avec de somptueuses vocalises et d’ineffables nuances qu’elle dessine à l’avant du plateau, comme une équilibriste sur un fil. Durant l’un de ces passages miraculeux, l’émotion était palpable dans la salle. Charlotte Despaux serait vraiment idéale dans de beaux rôles d’opéras de Richard Strauss. Gaspard Brécourt dirige une forme restreinte de dix musiciens de l’orchestre Opéra Éclaté, avec un côté chambriste reflétant l’intimité du spectacle, tout en respectant les couleurs et l’atmosphère de la partition. À la fin du spectacle, la cruelle plaisanterie s’achève sur un simulacre de mariage. Les deux femmes sont voilées et vêtues de robes aux teintes dorées, en écho aux costumes des étrangers, mais le temps se fige sur une musique militaire annonçant le retour des soldats. Lors de cette irruption du réel, Fiordiligi et Dorabella portent toujours leurs robes dorées devant leurs fiancés légitimes qui ont changé de vêtements. Sur les mots du titre de l’opéra, énoncés par Alfonso, Despina fait un geste de victoire. Cosi fan tutte signifie en italien « Ainsi font-elles toutes », bien que l’ouvrage n’ait rien de misogyne. La musique exprime avant tout la portée universelle des intermittences du cœur et des troubles amoureux. Au terme de la représentation, on peut imaginer que les quatre fiancés seront moins péremptoires et peut être plus fragiles, et que rien ne sera plus comme avant. Ce en quoi cet ouvrage pourrait plutôt avoir pour titre « Cosi fan tutti » (Ainsi font-ils tous). La fin du spectacle est lumineuse. Les couples s’enlacent, les mains se croisent et glissent vers de nouveaux possibles, frôlant d’autres rencontres en une chorégraphie légère suggérant une liberté retrouvée.
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Marc-Olivier Poingt joue au piano avec une incroyable virtuosité, en changeant les rythmes et les cadences sur des improvisations géniales et enivrantes…
Le concert Mozart du 13 août dans la cathédrale Saint-Luperc proposait les Concertos pour piano numéros 21 et 23, par cinq musiciens de l’orchestre Opéra Éclaté, Ludovic Passavant et Marion Delorme au violon, Stéphanie Blet à l’alto, Robin Defives au violoncelle et Alexandrine Rouillé à la contrebasse, avec l’impressionnant pianiste Marc-Olivier Poingt. Ces concerts à géométries variables, permettant aux instrumentistes de s’exprimer aussi dans la musique de chambre, sont réguliers. Au festival de Saint-Céré déjà, on retrouvait ces musiciens avec le même plaisir que s’il s’était agi d’une troupe d’acteurs s’emparant de différents rôles. Ce sont tous de superbes solistes et leur complicité est très émouvante, avec ces échanges de regards ou de sourires durant un moment particulièrement difficile ou un beau passage. Ces concertos de Mozart restituent avec énergie des émotions contrastées, de la mélancolie à la joie, dans une fascinante musique de l’âme. Marc-Olivier Poingt joue au piano avec une incroyable virtuosité, en changeant les rythmes et les cadences sur des improvisations géniales et enivrantes durant le troisième mouvement du second concerto. Ce pianiste accompagne régulièrement Béatrice Uria-Monzon, immense Carmen, et il interprète en rappel une suite tirée de cet opéra mythique de Georges Bizet, de façon vertigineuse ! La ville d’Éauze s’est mise à l’heure de l’opéra et de la musique durant trois jours ; on souhaite d’autres éditions à cette généreuse manifestation…
[aesop_image img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2022/09/Bas-de-page.jpg » panorama= »off » imgwidth= »50% » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » captionsrc= »custom » caption= »Le pianiste Marc-Olivier Poingt (avant dernier à droite), entouré de Alexandrine Rouillé, Stéphanie Blet, Robin Defives , Marion Delorme, et Ludovic Passavant de l’orchestre Opéra Éclaté » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]
On retrouvera cette vision troublante et poétique de Cosi fan tutte par Éric Perez en tournée aux dates suivantes :
Samedi 8 octobre 2022 : Centre des arts pluriels, Ettelbrück
Jeudi 13 octobre 2022 et vendredi 14 octobre 2022 : Clermont Auvergne Opéra
Samedi 3 décembre 2022 : Théâtre, Brunoy
Vendredi 13 janvier 2023 et dimanche 15 janvier 2023 : Opéra, Massy
Jeudi 9 février 2023 : Saint-Gaudens
Vendredi 17 mars 2023 : Grande Scène, Le Chesnay
Dimanche 26 mars 2023 : Le Forum, Fréjus
Vendredi 21 avril 2023 : Saint-Estève
Mercredi 2 novembre 2023 : Düdingen (Suisse)