28 septembre 2021

« Le besoin d’éprouver le même trac ensemble devant un public »

« La Cenerentola » mise en scène par Clément Poirée a enfin été jouée à Saint-Céré, où nous avons rencontré une nouvelle fois des artistes du spectacle...

« Le besoin d’éprouver le même trac ensemble devant un public »

28 Sep 2021

« La Cenerentola » mise en scène par Clément Poirée a enfin été jouée à Saint-Céré, où nous avons rencontré une nouvelle fois des artistes du spectacle...

Après une année d’attente, La Cenerentola de Rossini (1817), qui aurait dû être présentée à Saint-Céré en août 2020, a connu sa première représentation juste avant l’été. Dans une vision proposée en 2005 par Angers Nantes Opéra, Stephan Grögler avait élargi cet ouvrage de façon poétique à d’autres figures de contes. Le spectacle de Clément Poirée, avec un jeu centré autour de l’orchestre, est d’une joie communicative et rend heureux, comme une consolation pour tous les manques occasionnés par les fermetures des théâtres. La distribution est particulièrement attachante, et chacun apporte un captivant relief aux personnages inventés par la mise en scène. Fragil a déjà rencontré quatre des interprètes il y a un an, au tout début des répétitions, puis le metteur en scène, qui dirige le Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes, au cœur de l’hiver. Nous avons retrouvé au lendemain d’une représentation au Théâtre de l’Usine à Saint-Céré Lamia Beuque, lumineuse Cendrillon (Cenerentola) et Camille Tresmontant, superbe et inventif dans le rôle du Prince (Don Ramiro), en compagnie de Gaspard Brécourt, le chef d’orchestre.

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Gaspard Brécourt, Lamia Beuque et Camille Tresmontant

Alexandre Calleau

« La première à Massy a été une grande joie, nous étions tous très excités et les spectateurs étaient fous de bonheur. »

Fragil : Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez enfin pu créer cette Cenerentola le 11 juin dernier à l’Opéra de Massy ?

Gaspard Brécourt : Ce fut effectivement un travail au long cours, avec beaucoup d’incertitudes, de reports et d’annulations. Pendant un an, nous avons travaillé avec Clément Poirée et toute l’équipe, tout a été maturé mais nous avions besoin de nous confronter à la scène. Ce spectacle me fait penser à une comédie de cinéma, car il repose sur un timing très précis. Son parti pris est avantageux pour un orchestre de petite formation. C’est en effet très sécurisant de nous savoir tous aussi proches, et en même temps, c’est extrêmement délicat car les musiciens ne doivent pas être déconcentrés par ces chanteurs et ces choristes qui tournent autour d’eux. La première à Massy a été une grande joie, nous étions tous très excités et les spectateurs étaient fous de bonheur. J’avais commencé à retravailler en mars, notamment pour les pêcheurs de perles de Bizet en version de concert à l’Opéra de Marseille, avec Patrizia Ciofi et Julien Dran. Mais il s’agissait d’une captation et il manquait l’essentiel, la rencontre avec le public.

Lamia Beuque : J’ai également ressenti beaucoup de joie même si, quatre jours avant la première, je n’y croyais toujours pas. Nous avons créé un esprit de troupe et ce partage avec le public a été quelque chose de l’ordre d’une fête.

Camille Tresmontant : Il nous fallait encore recommencer après des mois d’interruption, mais cette fois, on devait le faire vraiment ! Un sportif doit éprouver une même sensation lorsqu’il s’arrête longtemps avant de reprendre une compétition. Pour moi, le côté festif de ces retrouvailles a plutôt été début août à Saint-Céré, car à Massy, il m’a été plus difficile de me remettre dans le coup.

« … chaque session de répétitions était suivie d’un grand vide.« 

Fragil : En quoi ce travail sur la durée a-t-il aussi été une force ?

Camille Tresmontant : Ce temps a malgré tout été bénéfique pour travailler ce répertoire et aborder un tel rôle. De plus, la distribution est très sympathique, et les relations entre nous ont ainsi été plus fluides.

Lamia Beuque : Ce temps trop long m’a dérangée car à chaque fois, il fallait s’y remettre et vérifier que nous avions conservé nos acquis. Cependant, la durée nous a permis d’approfondir nos rôles et de consolider les liens. Même lorsque l’on ne se voyait pas, le spectacle cheminait en nous.

Gaspard Brécourt : Cela nous a certainement permis de trouver aussi des idées supplémentaires. Clément est en effet d’une grande souplesse et il est facile d’échanger et de travailler avec lui. C’est ainsi qu’au mois d’octobre, nous avons mis en place de nouvelles choses avec le chœur, pour qu’il soit plus présent scéniquement. On a normalement l’habitude de répéter sur un temps donné, où l’on monte en puissance et en intensité, mais tout a été bouleversé et chaque session de répétitions était suivie d’un grand vide. Malgré ces déceptions, nous parvenions à nous remobiliser ensuite, et nous avons atteint un résultat qui tient bien la route, notamment sur les rythmes et les tempi de la musique et des textes. Cette Cenerentola est la production la plus longue de mon histoire dans sa préparation…Mais l’équipe est très agréable, les liens ont été resserrés entre nous, ce qui nous a permis de mieux gérer la frustration. Nous avons désormais besoin d’éprouver le même trac ensemble devant un public.

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Lamia Beuque

Alexandre Calleau

« … d’imperceptibles échanges qui nous rappellent que nous sommes tous ensemble en train de faire de la musique. »

Fragil : Dans cette mise en scène de Clément Poirée, l’orchestre est placé au cœur de l’action. Cela nourrit-il le jeu ?

Gaspard Brécourt : Cette présence musicale aide au jeu des solistes et des choristes. L’orchestre participe en effet malgré lui à l’action, en représentant l’ensemble instrumental décati d’un théâtre en ruines, qui n’a plus de sous…Les musiciens en font finalement moins théâtralement que ce qui était initialement prévu, afin de garder toute leur concentration, mais une interaction naturelle se fait entre la musique et le jeu.

Lamia Beuque : Cela créée une contrainte physique forte qui nous oblige à jouer différemment. Nous passons à travers l’orchestre, ce qui n’est pas habituel. Une connivence s’installe avec les musiciens, par un sourire, un jeu de regard ou d’imperceptibles échanges qui nous rappellent que nous sommes tous ensemble en train de faire de la musique.

Camille Tresmontant : On a l’impression de faire de la musique de chambre en sentant Gaspard aussi proche. Cette plongée dans l’orchestre nous permet de ne pas vérifier sans arrêt si nous suivons le chef, ce qui nous rend plus libres pour le jeu.

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Après la représentation au Théâtre de l'Usine à Saint-Céré

Alexandre Calleau

« Le chef d’orchestre est un danseur.« 

Fragil : Gaspard, quelles sont vos priorités dans votre direction musicale et qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans cet ouvrage ?

Gaspard Brécourt : Mes priorités avec cette petite formation sont avant tout d’ordre technique. La précision du geste est essentielle, dans une direction très millimétrée et un resserrement des mouvements. Le chef d’orchestre est un danseur. Les crescendo sont préparés au loin pour faire monter cette fameuse sauce rossinienne dans toutes ses nuances. Musicalement,  La Cenerentola  est très proche du  Barbier de Séville, et l’on doit jouer ni trop lent, ni trop rapide pour ne pas mettre le plateau en difficulté. Rossini, c’est avant tout brillant, c’est du champagne.

Fragil : Vous dirigez aussi  Cavalleria Rusticana  et  Paillasse, dans la mise en scène d’Eric Perez présentée cet été à Saint-Céré. Que représente pour vous ce diptyque ?

Gaspard Brécourt : C’est le sang qui coule dans les veines. On ne peut pas faire une musique plus épidermique ni plus lyrique, et c’est très difficile pour les chanteurs. Ces deux œuvres font en effet appel à ce que l’on a de plus sensible en nous, aux sentiments les plus abrupts, dans l’amour comme dans la haine. De plus, leur brièveté induit que l’on donne le maximum en un temps très resserré. Cavalleria Rusticana est semblable à un élastique qu’on tire et qu’on laisse claquer à l’horizontale, dans une fulgurance des émotions, tandis que Paillasse est plus vertical, davantage tourné vers l’action avec une dimension plus morbide.

Fragil : Lamia, vous offrez à la fin de La Cenerentola un tourbillon de vocalises vertigineuses. Quelles émotions cela vous procure-t-il ?

Lamia Beuque : Je suis très heureuse lorsque j’arrive à cet endroit. Nous sommes tous là sur le plateau pour cette jolie conclusion du conte et je me sens portée par les collègues. J’ai énormément de plaisir à faire ces coloratures, qui me demandent de rester concentrée et de garder un œil sur la technique, malgré l’explosion de joie. Le théâtre nous aide dans ces moments de virtuosité en nous rattachant au jeu.

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Saluts à la fin de la représentation du 8 août

Alexandre Calleau

« … lorsque je me sens débordé par le personnage, je pense moins à la technique vocale et c’est plutôt bon signe.« 

Fragil : Camille, vous enchaînez aussi des airs d’une belle virtuosité. Comment en faites-vous des moments de théâtre ?

Camille Tresmontant : Quand je trouve de nouveaux détails de jeu, lorsque je me sens débordé par le personnage, je pense moins à la technique vocale et c’est plutôt bon signe. Ce qui est terrible en effet, c’est de se regarder faire. L’essentiel est avant tout de bien se connaître et de se faire confiance.

« … excessif en tout, à la fois très prince, très amoureux, parfois très en colère, et très copain avec son valet Dandini.« 

Fragil : Camille et Lamia, quelle tendresse particulière éprouvez-vous pour ces personnages que vous avez créés avec Clément Poirée ?

Lamia Beuque : J’ai aimé créer ce personnage, dont Clément m’a fait voir des aspects qui débordent du conte. Cenerentola a du caractère dès le début de l’opéra, elle n’est pas seulement opprimée. J’aime qu’elle ait du répondant avec ses sœurs et que sa transformation, après sa prise de conscience, soit cohérente.

Camille Tresmontant : Mon rôle est compliqué à cerner et se montre excessif en tout, à la fois très prince, très amoureux, parfois très en colère, et très copain avec son valet Dandini. J’ai beaucoup de tendresse pour cette complicité sur scène avec Philippe Estèphe, mais les relations avec les autres personnages, notamment avec Cendrillon et le père, sont également très enrichissantes. Nous construisons chaque jour au fil des représentations, en trouvant de nouvelles choses.

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Durant les saluts : Cendrillon et l'une de ses sœurs

Alexandre Calleau

« Il y aura les reprises de cette Cenerentola, qui va encore évoluer en tournée.« 

Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?

Lamia Beuque : L’intégrale des mélodies russes de Pauline Viardot, que j’ai enregistrée avec le pianiste Laurent Martin, va paraître courant septembre 2021*. Il y aura les reprises de cette Cenerentola, qui va encore évoluer en tournée, et je retrouverai Rossini en décembre à Innsbruck avec L’italienne à Alger. Plus tard, en mars 2022, j’aborderai une rareté de 1938 à l’Opéra de Metz, Aucassin et Nicolette, de Mario Castelnuovo-Tedesco. C’est un opéra qui s’inspire d’une chanson de geste du Moyen Âge. Je me réjouis de découvrir un nouveau théâtre. J’ai également le projet d’une Cenerentola, dans une autre mise en scène, à Bari.

*L’entretien a été fait le 9 août 2021

Camille Tresmontant : En dehors de la tournée de Cenerentola, je vais aussi retrouver Rossini, dans Guillaume Tell à l’Opéra de Marseille en octobre. Fin novembre, je chanterai le Requiem de Camille Saint-Saëns à Avignon puis, en décembre, je serai Don Ottavio dans Don Giovanni en Guadeloupe, avec Carib’Opera, un projet qui a été reporté et que j’ai hâte de faire enfin. Je vais également participer à une rareté à Saint Etienne, en mai 2022. Il s’agit d’un opéra de Victorin Joncières, qui a été créé en 1900, Lancelot, dans une coproduction avec le Palazzetto Bru Zane, où il y aura Philippe Estèphe.

Gaspard Brécourt : Je vais enregistrer la bande originale d’un film dont la sortie est prévue en septembre 2022, Julia, avec Isabelle Carré et Denis Podalydès, où je joue le rôle d’un chef d’orchestre. J’ai également des concerts symphoniques prévus en Grèce et au Japon, avant la fin de cette année. Début décembre, je dirigerai Don Giovanni en Guadeloupe, avec Carib’Opera et Camille dans le rôle d’Ottavio. Je vais aussi à nouveau travailler avec Eric Perez pour une production d’Opéra Éclaté, Cosi fan tutte, le troisième volet de la trilogie Mozart Da Ponte.

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Détail du décor

Alexandre Calleau

« Ce qui est beau ici, c’est que les gens qui nous programment sont prêts à courir des risques pour nos débuts dans des rôles.« 

Fragil : Opéra Éclaté est intimement lié à l’histoire du Festival de Saint-Céré depuis 35 ans, mais cette Cenerentola est l’une de leurs dernières collaborations. Que représentent pour vous ces deux structures dans le paysage lyrique ?

Gaspard Brécourt : Opéra Éclate est un outil tellement important pour les musiciens comme pour la résidence de jeunes chanteurs que cette séparation est inexplicable. Tout a une fin mais partir au milieu du succès, c’est assez rare. Opéra Eclaté va poursuivre sa route ailleurs ; il n’y a aucune raison pour que les choses s’arrêtent ainsi, après tant d’amour et de belles histoires.

Camille Tresmontant : J’espère que le festival va continuer afin de permettre aux jeunes chanteurs de se produire dans des prises de rôles, en étant moins exposés. C’est un véritable laboratoire et son côté artisanal est absolument nécessaire, pour que l’on puisse apprendre et s’exprimer.

Lamia Beuque : Ce qui est beau ici, c’est que les gens qui nous programment sont prêts à courir des risques pour nos débuts dans des rôles. Il faut que cela continue à Saint-Céré, mais aussi d’une manière plus générale…

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Durant l'entretien

Alexandre Calleau

Photo de haut de page : Vue d’un pont à Saint-Céré (photo prise par Alexandre Calleau)

Avec nos remerciements à Christine Gateuil, propriétaire de l’hôtel Touring à Saint-Céré, où s’est déroulé cet entretien.

Saint-Céré : Une représentation de théâtre plus vraie que celle de la réalité ? 

Une journée pour découvrir des outils d'éducation aux médias à Lorient

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017