23 mars 2018

José Cura met en scène et incarne « Peter Grimes » à l’Opéra de Monte-Carlo : énorme !

L’opéra de Monte-Carlo vient d’afficher, pour la première fois, dans une coproduction avec l’Opéra de Bonn « Peter Grimes » (1945), de Benjamin Britten (1913-1976), un ouvrage d’une perturbante beauté. L’immense José Cura interprétait le rôle-titre, et signait la mise en scène : impressionnant !

José Cura met en scène et incarne « Peter Grimes » à l’Opéra de Monte-Carlo : énorme !

23 Mar 2018

L’opéra de Monte-Carlo vient d’afficher, pour la première fois, dans une coproduction avec l’Opéra de Bonn « Peter Grimes » (1945), de Benjamin Britten (1913-1976), un ouvrage d’une perturbante beauté. L’immense José Cura interprétait le rôle-titre, et signait la mise en scène : impressionnant !

La mer est un motif récurrent à l’opéra, dont elle prolonge la démesure, ou l’impression d’infini laissée par un accord, et elle donne à la partition des couleurs singulières, chargées d’écume. Elle enveloppe l’exaltant « Simon Boccanegra » de Verdi (1857), et s’impose, omniprésente, dans « Le vaisseau fantôme » de Wagner (1843), où elle rugit et tourbillonne, engloutit et rejette. Il est également question d’exclusion dans « Peter Grimes », celle d’un pêcheur soupçonné de meurtre par tout un village. Selon Peter Pears (1910-1986), créateur du rôle et compagnon du compositeur, le protagoniste n’est « ni un héros ni un méchant d’opéra » mais « un être tout à fait ordinaire, un faible, en guerre avec la société dans laquelle il vit ». Six très beaux interludes marins, aux contours impressionnistes, ponctuent l’action et reflètent la tempête intérieure de cet homme solitaire. Gilliatt des « Travailleurs de la mer «  de Victor Hugo (1866) n’est pas si loin : rejeté parce que différent.

Le protagoniste n’est « ni un héros ni un méchant d’opéra » mais « un être tout à fait ordinaire, un faible, en guerre avec la société dans laquelle il vit ».

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le protagoniste n’est « ni un héros ni un méchant d’opéra » mais « un être tout à fait ordinaire, un faible, en guerre avec la société dans laquelle il vit »

Alain Hanel

Tempêtes sur la mer

L’opéra débute sur le jugement de Peter Grimes dont la mort de l’apprenti, en mer, reste mystérieuse. Le procès est présidé par Swallow, avocat et maire du bourg, en présence de villageois avides de ragots. Ce prologue a quelque chose d’irréel dans la vision de José Cura, comme un cauchemar : un écran isole et sépare le pêcheur de toute l’assemblée, dont des ombres agrandies et menaçantes se détachent pour réclamer justice.

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Des ombres agrandies et menaçantes se détachent pour réclamer justice

Alain Hanel

Même s’il est reconnu innocent, le marin se sent toujours sali par le regard malveillant de ceux qui le condamnent.

L’accusé tient par la main celui qui a disparu, que trois jeunes garçons vêtus de blanc, aux déplacements très lents, viennent chercher à la fin de l’audience. On conclut à un accident, mais dans un verdict ambigu, où l’on conseille à Peter Grimes de ne plus désormais faire appel à de jeunes mousses pour l’aider. Même s’il est reconnu innocent, le marin se sent toujours sali par le regard malveillant de ceux qui le condamnent. Seule, l’institutrice Ellen Orford exprime à son égard une tendre compassion. Ann Petersen apporte une ferveur bouleversante et un chant lumineux à ce personnage d’une grande pureté, le seul qui ose s’insurger face aux détracteurs.

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Même s’il est reconnu innocent, le marin se sent toujours sali par le regard malveillant de ceux qui le condamnent

Alain Hanel

Le premier acte nous plonge dans une rue du village, puis à l’intérieur de la taverne tenue par Auntie. Des filets de pêche sont disposés sur les façades, et une tour, qui fait penser à un phare, surplombe les autres constructions : c’est là qu’habite Peter Grimes, qui refuse de partir malgré l’hostilité ambiante. On le voit monter et descendre les escaliers dans une sorte de fièvre. Le cabaret où l’on se réunit pour s’abriter des éléments en furie a quelque chose d’oppressant. Les commérages s’enchaînent pour tromper l’ennui. Carole Wilson apporte à la figure truculente de la tenancière un fort tempérament et de beaux graves ; les autres villageois sont hauts en couleur, et notamment la sournoise Mrs Sedley qui cherche obstinément la vérité. Christine Solhosse, mémorable mère d’Antonia dans « Les contes d’Hoffmann » en janvier, joue cette détective dérisoire mais inquiétante, et son chant, au troisième acte, s’hystérise et semble l’écho terrifiant du vent sur les vagues et en épouse le mouvement. Sa quête a quelque chose de frénétique. Peter a du mal à se passer d’un jeune mousse pour l’aider en mer, Ellen lui en amène un nouveau à l’auberge, alors que la tempête fait rage. Sans prendre le temps de l’accueillir, le marin se précipite comme un fou dehors sur une rafale, et le conduit chez lui avec rudesse.

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Le cabaret où l’on se réunit pour s’abriter des éléments en furie a quelque chose d’oppressant

Alain Hanel

Les chants religieux se déchaînent pendant que le marin, de retour, se montre violent envers l’institutrice dont il n’a pas supporté les reproches.

L’un des moments les plus intenses du spectacle est la scène de l’église. Une vitre en forme de croix laisse entrevoir les fidèles qui s’installent, tandis que certains s’en approchent pour regarder ce qui se passe dehors, dans un voyeurisme hypocrite. A l’extérieur, Ellen s’entretient avec John, le nouvel apprenti de Peter Grimes. Ses questions bienveillantes se superposent aux cantiques. Durant le Credo, elle remarque des traces de violence sur le jeune garçon. Les chants religieux se déchaînent pendant que le marin, de retour, se montre violent envers l’institutrice dont il n’a pas supporté les reproches. Il part avec son mousse, très en colère. Aurait-il « recommencé » ? Après la messe, tous se dirigent vers la maison de celui qu’on accuse toujours. La fin de ce deuxième acte est cependant marquée par un trio d’une miraculeuse beauté, chanté par Auntie et ses deux nièces. Les voix s’enlacent, envoûtantes, et chantent « Nous mêlerions-nous de leurs sales histoires ». Il y a un paradoxe entre leurs mots et cette suspension du temps, avant que ne s’abatte une véritable tempête humaine : éloge de l’indifférence ou aveuglement ?

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L’un des moments les plus intenses du spectacle est la scène de l’église.

Alain Hanel

Chasse à l’homme

Pour Jon Vickers (1926-2015), autre grand interprète du rôle, cet opéra a une valeur universelle, dont les résonances sont très actuelles : « Je crois en outre que toutes les complications engendrées par la société moderne tiennent précisément au fait que l’individu a été balayé en tant qu’individu, et qu’il essaie désespérément de se faire comprendre ». José Cura en dresse un portrait d’une humanité poignante, et son engagement est total. C’est un rôle énorme, pour un ténor lyrique, comme Otello dans l’opéra de Verdi, ou Werther dans celui de Massenet, autres figures d’incompris, et sa voix très riche permet de se hisser avec authenticité aux débordements du personnage, mais aussi d’exprimer sa souffrance secrète. Il esquisse cette détresse dans quelques moments de plainte, presque des prières, avec des sonorités aux ineffables nuances, qui attirent les larmes. « Peter Grimes » n’est-il pas finalement un drame de l’incommunicabilité ? En l’absence de tout mot, la marée humaine qui cogne à la porte du pêcheur ne fait qu’engendrer un nouveau drame. Dans un instant de panique, Peter pousse le jeune garçon apeuré sur le bateau amarré sous sa fenêtre, pour partir en mer. On entend un cri : est-ce un nouvel accident ?

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On entend un cri : est-ce un nouvel accident ?

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La chasse à l’homme reprend, sourde et aveugle ; on hurle un nom détesté, dans une ivresse de mise à mort et un fracas de jugement dernier.

Dans une telle tragédie du bouc émissaire, le chœur occupe une place essentielle. C’est un personnage à part entière. Les habitants du bourg se révèlent une meute écrasante, dont les cris retentissent comme une houle sur les flots. On a retrouvé sur la plage le tricot de l’apprenti ramené par la mer. La chasse à l’homme reprend, sourde et aveugle ; on hurle un nom détesté, dans une ivresse de mise à mort et un fracas de jugement dernier. N’est-ce pas cet acharnement qui exacerbe la violence du pêcheur ? Stefano Visconti a fait une nouvelle fois un magnifique travail à la tête du chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, dont l’interprétation est d’une intensité à couper le souffle, et auquel il insuffle une foudroyante énergie, tout en sculptant d’émouvantes nuances.

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Les habitants du bourg se révèlent une meute écrasante, dont les cris retentissent comme une houle sur les flots

Alain Hanel

Le dénouement de cet opéra, implacable comme une tragédie antique, est glaçant. Peter Grimes parait égaré, en proie à des hallucinations, et il entend son nom martelé et assourdi dans le lointain, comme un écho qui s’éteint mais reste entêtant. Il tire comme un fardeau une barque recouverte de brume, dans laquelle on reconnait les jeunes garçons vêtus de blanc de la fin du prologue : le souvenir de tous ses apprentis ? Dans un chant étranglé par des larmes, il dit ces paroles désespérées : « L’eau boira tous mes chagrins, et la marée changera ».

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Il tire comme un fardeau une barque recouverte de brume, dans laquelle on reconnait les jeunes garçons vêtus de blanc

Alain Hanel

La musique est la même qu’au début du premier acte : les habitudes reprennent comme si rien ne s’était passé.

Ellen et le Capitaine Balstrode lui conseillent de partir, et de faire disparaitre son bateau. On retrouve tous les villageois à la dernière scène. Ils apprennent qu’une embarcation est en train de sombrer au large, mais on ne peut plus rien faire. La musique est la même qu’au début du premier acte : les habitudes reprennent comme si rien ne s’était passé. Un filet de pêche glisse sur ces autochtones et les prend au piège, prisonniers de leurs préjugés et de leur aveuglement. Celui qu’ils montraient du doigt était-il coupable ou innocent ? Leurs ragots et leurs regards destructeurs y sont certainement pour quelque chose…

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On retrouve tous les villageois à la dernière scène

Alain Hanel

José Cura était complètement habité dans ce personnage complexe, à la fois violent et plein de failles, et son interprétation est de ces chocs qui laissent des traces. Il signait également la mise en scène, mais aussi les décors, les costumes et les très beaux éclairages. Plus que jamais ici l’opéra semble un art total, auquel le chef Jan Latham-Koenig apportait une brillante contribution, en donnant à l’orchestre des couleurs stupéfiantes, qui pénétraient au fond de l’âme. L’un des temps forts de la saison dernière à l’Opéra de Monte-Carlo était « Tannhäuser » de Wagner, dans la mise en scène de Jean-Louis Grinda, où José Cura était déjà porté par un tel état de grâce. Un DVD de ce spectacle mémorable est annoncé chez Arthaus : une merveilleuse nouvelle, pour le faire découvrir au plus grand nombre !

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La principauté de Monaco est bordée par la mer, sur laquelle est aussi tourné l’Opéra

Alexandre Calleau

La Nuit Spirituelle, voix au Musée D’Arts de Nantes

TRTFF – What can I do to make you love me ?

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017