5 décembre 2022

Féminines : puiser dans les mémoires féminines pour créer une oeuvre féministe

Les 23 et 24 novembre, dans le cadre de la première “Saison Mobile” du Grand T, le Théâtre de la Fleuriaye à Carquefou a présenté le spectacle Féminines, écrit et mis en scène par Pauline Bureau.

Féminines : puiser dans les mémoires féminines pour créer une oeuvre féministe

05 Déc 2022

Les 23 et 24 novembre, dans le cadre de la première “Saison Mobile” du Grand T, le Théâtre de la Fleuriaye à Carquefou a présenté le spectacle Féminines, écrit et mis en scène par Pauline Bureau.

Créée en 2019, cette pièce qui met en lumière un pan méconnu de l’histoire du sport français est le fruit de recherches préalables, d’entretiens et de documentation auprès des joueuses de la première équipe française de football championne du monde. Avec Féminines, Pauline Bureau nous livre une création énergique et infiniment optimiste, une œuvre essentielle, encline à alimenter le patrimoine historique des luttes pour l’égalité entre les genres

Trouver ses héroïnes : du réel vers la fiction 

À Reims en 1968, on cherche l’attraction qui introduira le traditionnel match de foot de la kermesse annuelle. Paul, journaliste chargé de cette mission particulière, suggère un match de foot… féminin. Incrédulité, hilarité, puis acceptation des collègues masculins :  ils embarquent, et commencent le recrutement de celles qui deviendront, plus tard, les Féminines du Stade de Reims. Marie-Maud la femme au foyer, Joana la passionnée de foot de père en fille, Rose l’ouvrière determinée, Marinette l’ado timide, Françoise la gardienne du stade, Jeanine la syndicaliste : toutes sont partantes pour faire partie de cette nouvelle aventure proposée par Paul, et sont loin de se douter que dix ans plus tard, elles seront la première équipe française de football à devenir championne du monde. Si elles s’entraînent en pyjama et en espadrilles, sont forcées de jongler entre la garde d’enfants, le travail à l’usine, les parents, la grève, elles gardent leur détermination et s’entraînent d’arrache-pied, toujours motivées par Paul le coach visionnaire, Titoune son adjoint, et Thibault l’assistant un peu trop ambitieux. On suivra leur parcours sur plusieurs années, de la formation de l’équipe en 1968, à la coupe du monde féminine de football en 1978.

Pour créer ce spectacle, l’autrice et metteuse en scène s’est inspirée d’évènements véritables : les Féminines de Reims ont réellement existé, et ont bel et bien été sacrées championnes du monde à Taipei en 1978, ouvrant ainsi la voie à la généralisation et la professionnalisation du football non-exclusivement masculin. Comme dans d’autres de ses spectacles, l’autrice et metteuse en scène Pauline Bureau a puisé dans l’Histoire pour trouver les héroïnes de ses spectacles, mettant ainsi en lumière des figures féminines importantes (comme par exemple la médecin Irène Frachon qui révéla le scandale du Médiator dans Mon Coeur en 2017, ou Marie-Claire Chevalier et Gisèle Halimi, respectivement victime de viol et avocate de la défense lors du procès de Bobigny dans Hors-la-loi en 2019). Dans Féminines, Pauline Bureau est allée recueillir les témoignages de ces footballeuses, soucieuse de faire se croiser les histoires individuelles et l’Histoire. Elle se sert donc de l’archive comme matériau principal de création tout comme dans dans Mon Coeur, où la créatrice a interviewé de véritables victimes du Médiator.

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Paul (Nicolas Chupin) briefe les joueuses avant l’entraînement.

Pierre Grosbois

Sortir du cadre 

“On imagine, on pense autrement. Bref, on sort de la boîte.”C’est en ces termes que Paul présente pour la première fois son idée d’une équipe féminine de football à Titoune et Thibault. Cette idée de la boîte, et de son ouverture, est au coeur de la proposition de Pauline Bureau, à commencer par la conception scénographique de l’ensemble : en effet, l’espace est organisé autour d’une grande “boîte”, un grand cadre transformable, qui grâce aux techniques de projection vidéo et à la mobilité de panneaux révèle les différents espaces de la pièce :  ainsi, sur le niveau le plus bas, on se retrouve en alternance dans les vestiaires du stade de Reims, dans la salle à manger de la famille de Marinette, ou dans la chambre à coucher de Rose et son fiancé. L’étage supérieur montre à intervalles réguliers la chaîne de production de l’usine dans laquelle travaillent Rose et Jeanine, et se fait l’écran de projections vidéos, qui nous montre les matchs menés par les Féminines de Reims hors-scène. Encore une fois, l’utilisation de ces écrans nous montre l’importance du concept de l’”ouverture”, du “hors de la boîte” : les matchs se déroulent hors-scène, comme si l’espace de liberté de mouvement, d’expression, d’action pour ces femmes, devait aller se trouver littéralement “au-dehors”  de la scène, en l’occurrence de la maison, de l’usine, de l’école. Les séquences vidéos nous montrent les actrices impliquées dans des matchs de football, tournés en stade, et mobilisent également de joueuses semi-professionnelles de football (les Lionnes et les Vikings, équipes parisiennes). Cette incursion de l’écran nous sort du cadre de la représentation théâtrale, et par la confrontation des personnages de la pièce et de véritables joueuses, tend à créer un pont entre fiction et réalité, et constitue, donc, une ouverture du passé sur le présent.

Par le travail de mise en scène, et par la diversité des corps des actrices et des acteurs, on « sort » aussi du « cadre ». En effet, il y a une majorité de corps féminins très divers sur scène, ce qui n’est pas quelque chose dont on peut être fréquemment spectateur•trice : ici, les corps peuvent être musclés, ronds, maigres, grands, petits, et ce sont des corps qui “bougent”, qui dansent, qui courent. Dans une des scène, au moment où l’équipe des Féminines de Reims commence à se faire connaître, Marie-Maud refuse soudain de s’entraîner : un article dans un journal l’accuse, elle ainsi que Françoise, de ne pas être de “vraies femmes” au vu de leur physique. Elle est immédiatement rassurée par Titoune, qui lui enjoint de ne pas faire attention à ce type d’accusation et lui assure qu’elle est “une très belle femme”. Du côté du public, pas besoin de rassurer les comédiennes du spectacle :  on est face à des corps de sportives, dont l’énergie de mouvement est fascinante et communicative. Ainsi, choisir une distribution avec une diversité de corps et de leur manière de se mouvoir est assurément un autre aspect qui fait sortir ce spectacle “de la boîte”.

Célébrer toutes les victoires

Si cette pièce est déterminée à s’inscrire durablement dans les mémoires féministes et à enrichir ce patrimoine, c’est également grâce à sa dramaturgie solide, qui s’exprime dans une forme dynamique et exaltante. Comme évoqué précédemment, on retrouve déjà cela dans la direction d’acteur•trice, qui exploite la physicalité des interprètes, et qui rejoint un autre des aspects essentiels du spectacle : l’humour. En effet, en dépit des enjeux importants, graves, avec des thématiques comme la conquête de l’égalité entre les genres par le sport, la précarité ou la violence conjugale, on rit beaucoup, souvent, dans Féminines. On pense, notamment, aux échanges entre les footballeuses novices et leur entraîneur, qui mettront sa patience à rude épreuve, ou à la scène clownesque, jubilatoire, où Marinette, supposée prendre des cours de danse depuis plusieurs mois (alors qu’elle s’entraîne au football à la place), danse maladroitement en tutu à la demande de son père. Cette énergie et cette joie qui se dégagent du spectacle sont induites, et renforcées, par l’utilisation de la musique, très présente dans la pièce. Les morceaux de musique, de tous genres, sont là pour assurer les transitions et les scènes de fête. On y retrouve, notamment, des sons portés par des femmes emblématiques, à l’instar de Beth Ditto de Gossip ou de Beyoncé. Les scènes de danse collectives, au son de ces musiques “empouvoirantes”, font éclore, sur scène, des moments de joie pure, ou de véritable grâce (on pense notamment au duo acrobatique Joana/Rose sur “Don’t Stop Me Now” de Queen, véritable numéro de danse, qui s’achèvera sur un baiser entre les deux femmes).  Encore une fois, ce choix de musiques rythmées et modernes permet d’inscrire la pièce dans une modernité, une actualité, et souligne la portée universelle de son propos.

Dans Féminines, on célèbre non seulement “la” victoire, celle de l’équipe contre l’adversaire, mais aussi “les” victoires, individuelles, de chaque joueuse. En effet, un autre élément qui fait de ce spectacle un objet joyeux et rempli d’optimisme, c’est la célébration de ces victoires personnelles, obtenues par les joueuses par le biais de la pratique du football, mais surtout, par l’entraide, l’esprit d’équipe et de sororité entre les joueuses :  Françoise, analphabète, apprendra à lire grâce à sa coéquipière et amie Marinette. Cette dernière, incitée à plus “attaquer”, revendiquera sa maturité par un changement de look et de coupe de cheveux, pour se sentir pleinement adulte. Jeanine, d’abord effrayée par son nouveau poste à l’usine, deviendra la déléguée syndicale du service et obtiendra gain de cause lors de la période de grève menée avec ses collègues. Rose, destinée à épouser son fiancé violent , finira par le quitter avec l’aide de Joana en qui elle trouvera le véritable amour, avant que cette dernière ne parte pour les Etats-Unis, recrutée par un club professionnel. Enfin, Marie-Maud, la mère au foyer, dans un monologue final fort, évoque son incrédulité et sa fierté d’être arrivée jusqu’à la coupe du monde de football.

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L’équipe fait la fête malgré sa défaite à New York.

Pierre Grosbois

De l’archive féminine à l’archive féministe

Féminines s’inspire de témoignages, d’histoires personnelles, et rend hommage aux femmes de cette équipe rémoise qui ouvrirent la voie aux footballeuses professionnelles. Pauline Bureau a pris l’archive comme élément de départ pour construire sa création, et finalement, la création elle-même peut constituer une archive : on est face ici à une œuvre d’art, et non une reproduction exacte de faits historiques, et ce choix de mise en scène d’aller mettre en lumière des héroïnes et des évènements essentiels à l’avancée de la cause des femmes est un travail artistique qui a une portée mémorielle et politique. En puisant dans les mémoires de ces sportives, en choisissant de révéler au monde les histoires de toutes ces femmes, issues pour la plupart de milieux modestes, Pauline Bureau offre au public une œuvre susceptible d’alimenter les mémoires féministes. C’est grâce à son travail artistique qu’on se rappellera peut-être, plus tard, des Féminines de Reims, et de l’importance qu’elles ont eues sur notre pratique actuelle du sport.

Cette création forte, sans misérabilisme, drôle et infiniment joyeuse, nous montre que l’art peut servir une cause essentielle, celle de la mémoire collective, et ici spécifiquement, de la mémoire féministe, qui tend à être de plus visible et préservée. Elle nous rappelle l’importance des “petites histoires” devenues des pans de la “grande Histoire”, tout comme elle nous montre que les “grandes victoires” abritent des milliers de “petites victoires”, intimes et infiniment puissantes. Que “sortir du cadre” est un moyen de faire un pas en avant. Que la sororité permet l’avancement personnel et collectif, et que les hommes ont aussi leur part à prendre, sans prendre toute la place. Féminines est comme une grande fête post-match, une finale de coupe du monde, qui marque les cœurs et les esprits, pose un jalon dans les mémoires féministes, et pousse les spectateur•trice•s à s’interroger sur leur vécu commun, et l’importance de la présence, et de la manière d’être présentes des “héroïnes” réelles ou fictives sur les scènes contemporaines.

Bande annonce du spectacle:

Le texte intégral du spectacle est disponible sur le site internet de la Compagnie La Part des anges :

https : //www.part-des-anges.com/spectacles/en-tournee/feminines/

L’imagination débordante de René Martin, l’inventeur du Festival de la Folle Journée de Nantes.

Le Festival des 3 Continents rend hommage au grand cinéaste japonais Kore-Eda

Doctorante en études théâtrales, et cofondatrice de la compagnie nantaise L’Après-Dimanche, j’aime partager les spectacles que j’apprécie avec les lectrices et lecteurs.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017