C’est sous la plume du metteur en scène et interprète David Geselson qu’est née Doreen. Pièce en huis-clos, elle s’inspire de Lettre à D., déclaration d’amour qu’André Gorz, philosophe et grand reporter, écrit en 2006 à sa femme, alors atteinte d’une maladie incurable. Récit d’une dernière soirée au cœur d’un couple qui discute, se dispute, échange, se livre : qui s’aime.
La pudeur est de mise dans les regards des deux partenaires qui nous prennent à partie mais jamais en otage
Jeudi 2 mars, Doreen et Gérard nous reçoivent dans leur confortable salon. Alors que nous buvons un verre de vin, ils se présentent en même temps, tous les deux apatrides : nous comprenons que c’est leur absence d’enracinement qui les lie depuis plus de 58 ans. Gérard nous invite à ouvrir l’exemplaire de Lettre à D. qu’il distribue aux spectateurs ; la page cornée qu’il nous lit est celle où il évoque le corps de sa femme de 82 ans qu’il aime toujours éperdument. Aussi intime que soit ce passage, la pudeur est de mise dans les regards des deux partenaires qui nous prennent à partie mais jamais en otage.
On se trouve projetés dans la pièce écrite par David Geselson, comme dans le salon de nos amis préférés, à la fois plongés dans leur vie amoureuse et leurs réflexions politiques.
La pensée politique de Gorz est très présente : décroissance, écologie, notion de travail… Des idées amenées avec une grande subtilité et un travail d’écriture impressionnant. L’écueil moralisant des grands discours enflammés de salon est évité par des dialogues ciselés et une note d’humour.
Discussions enflammés
Si on était venu dans un premier temps pour replonger dans l’émotion que nous avait procurée la lecture du livre Lettre à D., on est peu a peu absorbé par le discours politique et les questions existentielles des deux personnages incarnés avec force et justesse par Laure Mathis et David Geselson. La connivence des deux partenaires est le résultat d’une création longue d’un an et demi et de l’accueil de la compagnie dans différents lieux de résidence. Un travail de longue haleine qui porte ses fruits : tout sonne juste.
Bien que l'on sache que c'est la dernière fois qu'on les voit, on souhaiterait sortir de ce spectacle en retournant l'invitation à ces amis d'un soir
Plusieurs grands sujets sont évoqués en filigrane de la vie complice du couple. La maladie tisse sa toile sournoise sur fond d’orage et de lumières vacillantes. Les éclaircies sont symbolisées par l’apparition, au fil des discussions et des lectures, des grandes figures – Sartre, Godard… – qui ont fait partie de l’entourage du couple.
Bien que l’on sache que c’est la dernière fois qu’on les voit, on souhaiterait sortir de ce spectacle en retournant l’invitation à ces amis d’un soir. Car on a trouvé la soirée trop courte et qu’on a encore tant de choses à se dire. On espère alors, comme dans l’article que lit Doreen à son mari, que certaines pierres ont la mémoire des sons et que celles du lieu unique auront retenu au moins les « je t’aime » de ce couple bouleversant.