4 octobre 2019

Bizet à Saint-Céré : Confusion des sentiments

« Les pêcheurs de perles » (1863) de Georges Bizet a été un grand moment de l’édition 2019 du Festival de Saint-Céré. La mise en scène d’Eric Perez donne à cet opéra les contours d’un rêve, dans un spectacle troublant à l’atmosphère marquante, sous la direction musicale de Gaspard Brécourt, en parfaite symbiose avec le plateau.

Bizet à Saint-Céré : Confusion des sentiments

04 Oct 2019

« Les pêcheurs de perles » (1863) de Georges Bizet a été un grand moment de l’édition 2019 du Festival de Saint-Céré. La mise en scène d’Eric Perez donne à cet opéra les contours d’un rêve, dans un spectacle troublant à l’atmosphère marquante, sous la direction musicale de Gaspard Brécourt, en parfaite symbiose avec le plateau.

Georges Bizet (1838-1875) connaît une renommée planétaire grâce à « Carmen », son opéra mythique. Ce chef d’œuvre, créé le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique, a été son chant du cygne, puisqu’il est mort trois mois jour pour jour après la première représentation. Avait-il atteint son absolu dans cet ultime ouvrage ? La musique est à la fois puissante et sensuelle, elle exprime l’ivresse de liberté de Carmen, dans un affranchissement de toute loi et de toute contrainte : « L’amour est enfant de bohème, il n’a jamais connu de loi ». Bizet n’avait que 25 ans lors de la création des « Pêcheurs de perles », mais on trouve déjà dans cette œuvre l’idée de la transgression, dans des passions amoureuses portées à leur paroxysme. La mise en scène d’Eric Perez met à nu toute la fièvre et les désirs violents des protagonistes : « Les pêcheurs de perles » et « Carmen » sont traversés par un même feu.

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« Les pêcheurs de perles » et « Carmen » sont traversés par un même feu

Nelly Blaya

Une journée particulière

Durant une même journée, Zurga est nommé chef de son village de pêcheurs, il retrouve Nadir, son ami d’enfance et voit revenir la prêtresse Leila, vierge protectrice, accueillie par tous comme une déesse. Ces évènements font ressurgir des sentiments enfouis. Les deux hommes ont tous deux été amoureux de Leila, mais ils ont fait le serment de renoncer à cet amour, au nom de leur amitié. Au premier acte, ils renouvellent cette promesse dans un sublime duo, d’une grande ferveur et d’une troublante sensualité. La musique exprime une amitié proche de l’amour, où les voix s’enlacent et s’élèvent avec grâce et délicatesse. Une telle amitié passionnée entre deux hommes, qui va jusqu’au sacrifice, évoque celle de Don Carlo et Rodrigue dans « Don Carlo » de Verdi (1867), où un duo d’une beauté absolue célèbre leur mutuel engagement. Dans le spectacle d’Eric Perez, Nadir et Zurga portent des cravates, dans des tenues qui rappellent les collèges anglais, et ces amitiés particulières des romans d’E.M Forster, adaptés au cinéma par James Ivory.

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Au premier acte, ils renouvellent cette promesse dans un sublime duo, d’une grande ferveur et d’une troublante sensualité

Nelly Blaya

Rallumer des feux qui ne s’étaient jamais vraiment éteints

Ces retrouvailles entre les trois protagonistes rallument des feux qui ne s’étaient jamais vraiment éteints. Nadir n’a pas cessé d’aimer Leila, et il exprime son transport amoureux dans un air d’une splendeur irréelle. « Je crois entendre encore » ; Mark Van Arsdale en fait un moment de grâce, par des aigus d’une ineffable beauté, et une voix puissante et riche en nuances. Cet amour de Nadir est partagé par Leila, qui a fait vœu de chasteté et se retrouve ainsi en plein dilemme. Serenad B.Uyar dépeint avec beaucoup de vérité toute la force de cette passion, mais aussi les doutes et les peurs. Sa voix s’épanouit dans ce rôle en d’éclatants élans de lyrisme, avec des aigus suspendus qui attirent des larmes. Elle explore toute la complexité du personnage, dans des couleurs riches et contrastées.

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Serenad B.Uyar dépeint avec beaucoup de vérité toute la force de cette passion

Nelly Blaya

Les mystères de l’âme transfigurée par la voix

La chanteuse apporte à ces figures de l’opéra français sa merveilleuse sensibilité, et renouvelle ici le miracle de ses trois rôles des « Contes d’Hoffmann » d’Offenbach l’an passé à Saint-Céré. Les spectateurs d’Angers Nantes Opéra ont eu la chance de la voir dans un opéra français en 2009, dans le rôle-titre de « Manon » de Jules Massenet. Zurga, de son côté, sombre progressivement dans une passion dévastatrice et incontrôlable, qui va jusqu’à la folie. Paul Jadach sculpte ce personnage tourmenté de sa présence marquante, grâce à un jeu totalement habité et un chant sincère et profond. Pendant sa scène de démence, des ombres démesurées sont projetées en fond de scène, accentuant sa détresse. Gaspard Brécourt s’empare de ce feu qui anime le plateau, dans une direction musicale habitée qui reflète, en de subtils contours, les mystères de l’âme transfigurée par la voix. Le chœur d’Opéra éclaté, renforcé par celui de l’Académie lyrique d’Occitanie, atteint des sommets d’une puissance vertigineuse, tel le torrentiel  « Ô nuit d’épouvante » : sommes-nous dans un rêve ou en plein cauchemar ?

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Le chœur d'Opéra éclaté atteint des sommets d'une puissance vertigineuse

Nelly Blaya

Dans la moiteur du rêve

La direction d’acteurs d’Eric Perez traque toute cette violence des sentiments, et les personnages sont très incarnés. Des projections vidéo reflètent leurs débordements intérieurs, dans des images d’une Inde plus actuelle, avec des rituels perturbants, des danses et des transes, au côté grimaçant proche du cauchemar. A la fin de chacun des actes, l’un des trois protagonistes se cogne contre ces projections, dans une pose saisissante, une sorte d’arrêt sur image. Le jeu s’inscrit de façon troublante à ces vidéos signées Clément Chébli. A l’arrivée de Leila, on voit une pirogue sur l’eau, et cette eau se transforme, devient rouge, se confond avec le feu, et jaillit tel un brasier liquide aux couleurs de la passion. Avec la complicité du vidéaste, Eric Perez donne à son spectacle un aspect cinématographique, qui nous fait glisser dans une logique onirique et poétique.

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A la fin de chacun des actes, l’un des trois protagonistes se cogne contre ces projections

Nelly Blaya

La passion amoureuse est dès lors associée à des zones troubles, inavouables…

Il y a un côté transgressif dans les sentiments amoureux éprouvées par chacun des personnages. Leila est prêtresse du Dieu Brahma, et elle a fait vœu de chasteté. Ce qu’elle ressent pour Nadir lui est donc interdit, et elle rejoint ainsi d’autres héroïnes d’opéras rompant leurs engagements par amour, comme Julia dans « La vestale » de Spontini (1807) ou Norma, dans l’opéra de Bellini (1831). La passion amoureuse est dès lors associée à des zones troubles, inavouables, et à la culpabilité. Le poids des serments est renforcé par certains passages très ritualisés : le chœur, qui nous renvoie au regard des autres, est disposé sur plusieurs étages, une petite lumière à la main, tels de mystérieux voyeurs. Les sentiments éprouvés par Nadir et par Zurga envers Leila sont aussi de l’ordre d’une trahison, suite à leur commun renoncement. De plus, la musique suggère une touchante ambiguïté dans la relation entre les deux hommes. Le désordre amoureux rejaillit dans les rêves.

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Nourabad, grand prêtre de Brahma aux allures de censeur

Nelly Blaya

Nous entrons à l’intérieur d’un rêve que trois êtres partagent…

Leila entre en scène accompagnée par Nourabad, grand prêtre de Brahma aux allures de censeur, auquel Jean-Loup Pagésy apporte sa présence charismatique et ses graves pénétrants. Dans la vision d’Eric Perez, ce personnage austère est un dernier rempart contre la réalité. Nous entrons à l’intérieur d’un rêve que trois êtres partagent, enveloppés d’un même voile ; ils s’aiment et se débattent dans les affres de leurs désirs. Le voile s’étire de façon irréelle pour modifier les espaces, dans les lumières étranges et suggestives de Joël Fabing. Les couleurs changent selon les variations d’émotions, comme ce vert captivant au deuxième acte. La direction d’acteurs est très physique ; l’atmosphère est suffocante dans la moiteur de fantasmes enfouis qui refont surface. Les solistes, très investis, donnent corps aux éclats brûlants d’un songe…

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Le pêcheur de perles au festival de Saint Céré

Nelly Blaya

Disgusting Food Museum : vous en reprendrez bien un peu ?

« Le regard bleu de Kurt » ou la nostalgie d’une jeunesse perdue

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017