FRAGIL : Pouvez-vous nous parler de l’origine de ce documentaire ?
RACHID OUJDI : Lors du tournage du film Les Chibanis un fait divers a eu lieu à Marseille : deux guinéens qui avaient traversé clandestinement sur un cargo ont été arrêtés par la Police des Frontières qui leur a refusé de faire escale à Marseille. Ils ont sauté à la mer. L’un deux a été repêché, l’autre s’est noyé. Une question est apparue : quelle était la légalité de les refouler, de quel environnement familial venaient-ils pour être poussés à tout risquer ainsi ?
FRAGIL : Comment avez-vous rencontré ces jeunes mineurs isolés dont vous faites un portrait réaliste et puissant ?
RACHID OUJDI : Au départ, cela a été compliqué. Je ne voulais pas aborder l’aspect juridique mais humain. J’ai donc effectué une période d’immersion à au SAAMENA (Service d’accueil et d’accompagnement des mineurs isolés non accompagnés) de Marseille. C’est un espace où les jeunes mineurs isolés signalés par des associations bénéficient d’un accueil médical pluridisciplinaire. Je me suis posé la question de ce qu’ils devenaient après. J’ai choisi l’angle des professionnels pour mieux comprendre la complexité de leur situation. J’ai ensuite mené des ateliers vidéo et dessin auprès de ces jeunes avec un dessinateur de BD. Nous les avons filmés. Le tournage a duré un an. J’ai délibérément choisi de ne pas filmé dans les squats, pour qu’ils ne soient pas mis en danger. Je ne souhaitais pas qu’ils soient floutés. Les images des jeunes dormant à la gare se suffisent à elles –mêmes.
FRAGIL : Avez-vous essuyé des refus d’être filmés de la part de certains jeunes pendant ces ateliers ?
RACHID OUJDI : Non, et j’ai désacralisé la caméra pour la rendre invisible, pour obtenir quelque chose d’authentique. Ils l’ont oubliée.
FRAGIL : A-t-il été facile de trouver des financements pour produire le film ?
RACHID OUJDI : J’ai eu deux diffuseurs co-producteurs très rapidement intéressés par le projet : France Télévisions et LCP. Le film a été déjà diffusé plusieurs fois par ces chaines.
FRAGIL : Avez-vous été surpris par l’accueil fait au film ?
RACHID OUJDI : Le film a été très bien reçu. Pour mon film précédent « Chibanis, perdues entre deux rives », je pensais que tout le monde connaissait la situation des Chibanis , ce qui n’était pas le cas. Ce film a été en ce sens utile à les faire connaitre et a contribué à ce qu’une proposition de loi soit présentée à l’assemblée. En ce qui concerne « J’ai marché jusqu’à vous » les spectateurs connaissent la problématique. Je continue , plus d’un an après sa première diffusion par mes deux co-diffuseurs, à le présenter dans des festivals. ll a obtenu plusieurs prix, dont le prix Amnesty International. La particularité c’est que des associations et des collectifs de citoyens me sollicitent encore. Ce ne sont pas toujours des personnes engagées politiquement, syndicalement. La problématique soulevée par le film les amène à une certaine forme d’engagement. Les principaux sentiments qui émergent lors de mes rencontres avec ces personnes sont l’étonnement puis la révolte. Les gens se sentent impuissants. Ma réponse est qu’on peut agir ou interagir chacun à sa façon. Un des exemples les plus médiatiques est celui de Cédric Hérou que j’ai rencontré dans la vallée de La Roya. J’y ai découvert des citoyens de tout âge, de tous milieux, préparer 800 repas pour 26000 migrants en attente à la frontière italienne. L’organisation de ces maraudes est basée uniquement sur la participation citoyenne locale. Les réactions politiques sont également parfois inattendues : lors d’un débat sur LCP, un journaliste a invité deux hommes politiques de deux tendances opposées. Or la polémique recherchée n’a pas eu lieu : aucun propos déplacé n’a été émis et le sentiment de bienveillance a été partagé.
FRAGIL : Et maintenant, quels sont vos projets ?
RACHID OUJDI : Je fais une pause récréative : avec ma maison de production Comic Strip Production je tourne le portrait de Magyd Cherfi, chanteur troubadour écrivain qui porte la dénonciation de l’hypocrisie politique. Ce sera un portrait intime et onirique avec des archives de la période Zebda.
Je prépare également un long métrage sur un siècle d’immigration en France à partir d’archives. La trame sera sur l’évolution de la représentation qu’on peut avoir de celui qui vient d’ailleurs avec uniquement des gens « pas de souche » qui ont oublié qu’ils venaient d’ailleurs. Ma question est : à partir de quel moment on oublie qu’on vient d’ailleurs, que les autres oublient ?
Et ensuite j’ai ce projet de documentaire sur la traite humaine en France, travail basé sur une immersion au sein d’associations.
FRAGIL : Pouvez-vous définir le fil conducteur de votre travail de documentariste ?
RACHID OUJDI : C’est peut-être l’exil de mes parents qui guident mes choix, même si certains documentaires, comme « Les enfants de l’ovale » (sur le rôle émancipateur d’un club de rugby dans un village de l’atlas marocain) s’en éloigne. Ce serait plutôt de donner la parole avec bienveillance à ceux à qui on ne la donne pas habituellement. D’ailleurs, à ce propos, des personnes que j’ai filmées m’ont dit que je les rendais beaux. Je leur ai répondu que je les rendais surtout audibles. Je suis fier de pouvoir rencontrer dans des festivals des réalisateurs comme Ken Loach ou Kurismaki que j’admire, et je m’inscris dans cette lignée de thématique sociale. Cette fierté me donne envie de continuer. Pour espérer contribuer à faire avancer les choses, à faire des films qui font du bien, sans pathos ni floutage, à montrer l’Histoire qui se raconte.