22 février 2018

Mohamed Bourouissa : un artiste et des gens

Jusqu’au 22 avril, le Musée d’Art Moderne de Paris consacre une exposition à Mohamed Bourouissa : Urban riders. L’expo s’articule autour d’une œuvre : Horse day, un film court qu’il réalisa en partant à la rencontre d’une communauté de cavaliers afro-américains basée à Philadelphie, aux écuries de Fletcher Street. Fragil y était pour vous. Visite.

Mohamed Bourouissa : un artiste et des gens

22 Fév 2018

Jusqu’au 22 avril, le Musée d’Art Moderne de Paris consacre une exposition à Mohamed Bourouissa : Urban riders. L’expo s’articule autour d’une œuvre : Horse day, un film court qu’il réalisa en partant à la rencontre d’une communauté de cavaliers afro-américains basée à Philadelphie, aux écuries de Fletcher Street. Fragil y était pour vous. Visite.

Au début du projet, il s’agissait simplement de produire des images sur ces urban riders / cavaliers urbains et leur univers. Puis Mohamed Bourouissa prolongea son séjour à Philadelphie et organisa Horse day / la journée du cheval, avec un concours de parade pour impliquer les cavaliers et les habitants du quartier.
Le film montre les préparatifs de cet évènement et son déroulement le jour J.

Le parcours de l’expo est un circuit en boucle, ce qui permet de voir vraiment les relations entre les œuvres et appréhender différentes combinaisons visuelles. Et ça sied bien au travail de Mohamed Bourouissa où l’échange, la circulation entre les êtres et les environnements est très forte.

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Horse Day, 2015
Dyptique vidéo (couleur, son), 13’’39’’
Produit par MOBILES, Corinne Castel
Avec le soutien du PMU et l’Aide au film court en Seine-Saint-Denis

Mohamed Bourouissa

Avec le film – œuvre principale de l’expo, on peut apprécier quelques-uns des costumes de parade réalisés par les artistes de Philadelphie ; des photographies des riders et de leur entourage, des dessins-collages qui jouent sur les codes graphiques de la culture cowboy.

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Sans titre, 2013
Photographie couleur 160 x 111,5 cm
Courtesy de l’artiste et kamel mennour,
Paris/London
© Adagp, Paris, 2017

Mohamed Bourouissa

Enfin, un accrochage monumental investit une salle de volumes et d’images enchâssés. Lors de son séjour, Mohamed Bourouissa a été fasciné par le reflet des chevaux et des cavaliers sur les voitures quand ils se baladaient dans la ville. A partir de cette vision surréaliste, il a envisagé la carrosserie comme un support de création…et ça vaut le coup de s’y confronter !

Mohamed Bourouissa est un artiste qui travaille avec la culture populaire.  Populaire au sens : du commun des humains – la pluralité et l’union des tendances dans une micro société.  Et populaire au sens : qui vient du peuple. L’artiste fait en sorte que quelque chose d’actif et d’indépendant au projet artistique se dégage de l’image de ceux qu’il dépeint.

Quelques projets antérieurs

Dans Nous sommes Halles, de 2003 à 2005 il photographiait la vie dans les rues de Châtelet Les Halles, spot fréquenté par beaucoup de jeunes habitant la périphérie de Paris.

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Courtesy of the artist Mohamed Borouissa

Mohamed Bourouissa

Dans Temps mort, il rentrait en contact avec un homme incarcéré, développait une correspondance par sms et lui demandait de photographier et de filmer autour de lui.

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TEMPS MORT, Untitled n°9, 2008
Photographie couleur (tirage argentique sous Diasec R, contrecollé sur aluminium)
39 3/8 x 52 2/8 in / 1000 x 133 cm
Collection du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

Mohamed Bourouissa

Dans Périphériques, il mettait en scène ses amis et des habitants des banlieues de Paris dans des compositions photographiques hyper picturales.

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LA FENÊTRE, 2005
Périphérique série
Photographie couleur
35 7/16 x 47 ¼ in /90 x 120 cm
Collection privée

Mohamed Bourouissa

Urban Riders

Le titre de l’exposition Urban Riders fait appel à ceux qui conduisent, qui montent, qui vont à travers la ville. En anglais, « riders » peut désigner autant le coureur, le cycliste, le motard que le cavalier.
Là le rider, c’est L’homme à cheval.
De cette image, pleins d’autres surgissent.

Il y a d’abord l’image de l’homme qui utilisait le cheval comme un véhicule au quotidien et faire la guerre.
Par rapport aux Etats-Unis, il y a l’image du colon européen blanc qui débarque, capture un cheval et part explorer le « nouveau continent ».
L’image du contremaître esclavagiste blanc à cheval qui veillait à la déshumanisation des esclaves noirs dans les champs.
Il y a l’image du cowboy et des westerns rattachée à la culture blanche américaine.

Et, moins évidente que ces flashs de l’histoire esclavagiste et coloniale, il y a l’histoire des soldats cavaliers afro-américains. Des hommes noirs libres, des esclaves affranchis ou fugitifs qui ont combattu les confédérés du Sud à la Guerre de Sécession avec les unionistes du Nord dès 1862.
La ségrégation était effective dans l’United States Army, les soldats noirs constituaient 6 régiments de la cavalerie appelés les United States Colored Troops. En 1865, ils étaient 180 000 hommes.
Après la guerre de Sécession, certains de ceux qui avaient survécu se sont enrôlés dans l’armée régulière des États-Unis. Ils étaient surnommés les Buffalo soldiers, les « soldats bisons ».

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Un caporal du 9e United States Colored Cavalry photographié près de Denver (Colorado) pendant l'hiver 1890. En 1864, l'aspect de son prédécesseur du 5e USCC n'était guère différent, mis à part qu'il avait alors une petite casquette au lieu d'un chapeau, et un grand fusil Enfield Pattern 1853 de fantassin au lieu d'un revolver.

Wikipedia

Bob Marley a chanté ces hommes dans Buffalo Soldier, posant un regard sur le paradoxe historique des soldats afro-américains.

Il y a aussi l’image du cow-boy noir.
« selon les historiens, dans le Texas des années 1800, un cowboy sur quatre était noir. » affirme Amanda Hunt dans le catalogue de l’exposition de Mohamed Bourouissa.

…Il y a Otis Redding, mythique, dans le clip de Tramp en 1967 dont voici une capture d’écran, la vidéo n’étant plus disponible sur YouTube.

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Otis Redding and Carla Thomas - 1967

shewasabird.blogspot.fr

Quand on est dans l’exposition Urban Riders, tout cela peut venir à l’esprit en toile de fond, par arborescence et le stéréotype du cowboy est rejoué.
Mais ce que présente l’artiste, ce sont des corps bien ancrés dans le présent.
Les gestes, les regards, les tensions, les évasions, l’énergie collective, tout est palpable.
Mohamed Bourouissa observe la communauté du Riding Club of Fletcher Street comme un chorégraphe. Il capte le relationnel humain en moments-clé dans ses images, ce qui leur donne beaucoup de puissance graphique. Comme si on pouvait regarder le réel en bd.

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Horse Day, 2015
Diptyque vidéo (couleur, son), 13’39’’
Produit par MOBILES, Corinne Castel
Avec le soutien du PMU et l'Aide au film court en Seine-Saint-Denis
Courtesy de l’artiste et kamel mennour, Paris/London
© Adagp, Paris, 2017

Mohamed Bourouissa

Quelques influences de l’artiste. Jamel Shabazz et Martha Camarillo

Mohamed Bourouissa en parlant de Martha Camarillo: « J’aime sa façon de laisser les images ouvertes. Il y a une sorte de dignité assez forte dans sa façon de photographier les riders que l’on trouve aussi dans les portraits de Jamel Shabazz. » (Extrait d’une conversation avec Jessica Castex et Odile Burluraux en vue de l’exposition)

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CNN Films : Fresh Dressed – Classic street style ; Brooklyn New York, circa 1986.

Jamel Shabazz

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Courtesy of the artist Jamel Shabazz

Jamel Shabazz

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Courtesy of the artist Martha Camarillo

Martha Camarillo

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Courtesy of the artist Martha Camarillo

Martha Camarillo

Mohamed Bourouissa sublime les cavaliers de Fletcher Street avec son sens du mouvement et de l’humain dans la capture des expressions.
Il porte également un regard réaliste. Dans le film, des contradictions entre les paroles et les faits de certains sont visibles. Par exemple concernant le rapport ambigu aux chevaux. Parfois, le rapport d’égal à égal, plein de tendresse, bascule vers la prise de contrôle sur l’animal et cela fait entrevoir des enjeux de pouvoir et de virilité entre les cavaliers.
Mais même dans les passages qui suscitent un jugement, le regard de Mohamed Bourouissa s’exerce dans une objectivité respectueuse.

Quand il évoque les photos de Martha Camarillo, Mohamed Bourouissa parle d’« image ouverte ».
Cette expression s’applique dans son travail aussi. Dans le film Horse day, il y a par exemple cette scène où un jeune va discuter avec un cavalier parce que ces hommes l’inspirent et qu’il veut écrire un rap sur eux. L’espoir des possibles qui vient avec le lien humain qui se tisse.

Et même en dehors de ses œuvres, Mohammed Bourouissa pousse l’interaction en invitant trois artistes dont la rappeuse Casey pour faire des workshops d’écriture avec des lycéens début avril et ouvrir la réflexion sur l’histoire collective et la représentation des identités.

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Horse Day, 2015
Diptyque vidéo (couleur, son), 13’39’’
Produit par MOBILES, Corinne Castel
Avec le soutien du PMU et l'Aide au film court en Seine- Saint-Denis
Courtesy de l’artiste et kamel mennour, Paris/London
© Adagp, Paris, 2017

Mohamed Bourouissa

Il y a quelques jours, je tombais sur un portrait du photographe Musa Nxumalo avec un livre de Jamel Shabazz posé sur la table. Pur hasard c’est vrai, mais la connexion était trop grosse pour ne pas en parler !

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Portrait de Musa Nxumalo

Facebook

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Courtesy of the artist Musa Nxumalo

Musa Nxumalo

Musa Nxumalo photographie les jeunes de Soweto en Afrique du Sud.
De la photo humaniste et qui a aussi une valeur documentaire, mais par défaut. Car, comme Mohamed Bourouissa, les gens dont il produit des images ne sont pas ou rarement représentés au-delà de la vie locale.

Pour finir

Avec Horse day, Mohamed Bourouissa créé un moment du partage et de divertissement au niveau local. Les préparatifs de l’évènement puis son vécu retranscrit par l’artiste donnent à voir une communauté dans son réseau, son aura. La communauté dans ce qu’elle a de majesté, de vulnérabilité, de violence, de paradoxes et surtout de vivant.
Au final, prendre le temps – et l’argent : 6 euros tarif réduit – d’aller voir l’expo Urban riders, c’est surtout recevoir une dose d’humanité et d’uppercuts graphiques qui frappent par l’incarnation sensible des corps.

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Faitmount park, 2015
Photographie couleur
130 x 170 cm

Mohamed Bourouissa

Quand la contrainte libère la plume

Memories of Sarajevo & Dans les ruines d’Athènes

Après une licence beaux arts à Nantes, passer du temps à mettre en lumière les musiciens et les artistes que je kiffe est devenu un objectif de vie.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017