Le célèbre roman de l’Abbé Prévost, Manon Lescaut (1731) s’est métamorphosé en trois opéras au XIX ème siècle, le premier composé par Auber en 1856, le second par Jules Massenet en 1884 et le troisième par Giacomo Puccini en 1893. Personnage insaisissable, son héroïne se fond alternativement au désir de ceux qui l’aiment, qu’ils soient des membres de sa famille ou des amants, se laissant porter par la passion ardente ou par le luxe. L’ouvrage de Puccini, bouleversant de lyrisme, n’a pas été représenté à Nantes depuis mai 1990 dans une vision de Jean-Claude Berutti. Guy Montavon place l’œuvre d’art au centre de son spectacle présenté à Monte-Carlo, le Chevalier Des Grieux comme Geronte de Ravoir semblant avant tout épris d’une image. Directeur du Théâtre d’Erfurt en Allemagne depuis 2002, le metteur en scène sait surprendre par des lectures inattendues aux images marquantes. Sa mémorable Traviata a été jouée en 2010 à l’Opéra de Pretoria en Afrique du Sud, et on ne peut oublier la fin de Médée de Cherubini qu’il a montée à l’Opéra de Nice en 2016. Dans un dénouement évoquant La cérémonie de Claude Chabrol, celle qui avait été trahie par Jason installait ses enfants sur un canapé face à un grand écran de télévision avant de mettre le feu à la maison ; Nicola Beller Carbone, superbe interprète du rôle, descendait parmi les spectateurs le visage suffocant et dévasté, pour une scène d’anthologie. De nombreux moments de sa Manon Lescaut résonnent aussi durablement. Une grande nouvelle : les spectateurs d’Angers Nantes Opéra auront l’occasion de découvrir le travail de Guy Montavon la saison prochaine…
Une image idéalisée
À l’arrière-plan, un imposant visage de femme reproduit sur un vitrail occupe tout le fond de scène
L’opéra débute sur une terrasse, dans une atmosphère festive évoquant le Café Momus de La bohème (1896), où « un doux parfum flotte dans l’air ». On joue et on boit sur des conversations passant joyeusement d’une table à l’autre, parmi une faune d’aujourd’hui, authentique et d’une grande diversité. Chacune des figures de cette première scène s’impose, dans la direction d’acteurs de Guy Montavon, par un réel tempérament et une égale importance sur le plateau. Stefano Visconti a une nouvelle fois fait un formidable travail avec le Chœur de l’Opéra, dont l’investissement est total.À l’arrière-plan, un imposant visage de femme reproduit sur un vitrail occupe tout le fond de scène. Ce visage énigmatique est penché sur le côté dans une expression de soumission ou d’abandon, à moins qu’il ne soit endormi ou déjà mort. Ce pourrait être aussi une icône ou une divinité. Il s’agit d’une image figée aux couleurs changeantes, contrastant de façon troublante avec l’agitation qui règne parmi les clients de l’auberge, et accordant d’emblée une place essentielle à l’art. Manon arrive en plein tumulte, prête à prendre le voile et accompagnée de religieuses, sous le regard de son frère. La rencontre avec le Chevalier Des Grieux marque cependant la naissance d’un trouble. Elle se présente à lui sur des notes d’une indicible splendeur auxquelles Anna Netrebko apporte la grâce d’un temps suspendu, tandis que le ténor Yusif Eyvazov captive par un timbre immédiatement lumineux. La jeune femme vit alors un premier déchirement, entre cet amour naissant et l’appel du couvent, d’autant qu’elle est aussi très convoitée, se révélant une héroïne malgré elle. Des Grieux lui fait sa déclaration d’amour alors que l’on s’enivre aux tables voisines, dans un « rêve sublime, un désir d’infini », enveloppé de lumières qui s’assombrissent. Pendant que le très riche Géronte de Ravoir fait des propositions à son frère, Manon accepte de suivre ces divines paroles. Dans un dénouement proche d’une farce, des hommes déguisés en religieuses l’enlèvent pour la conduire au Chevalier. Mais ce dernier n’est-il pas avant tout épris de l’obsédante image qui surplombe toute cette action ?
Geronte-Pygmalion a voulu transformer Manon en œuvre d’art. Mais se soucie-t-on vraiment de ce que ressent la sculpture ?
Au deuxième acte, Manon est installée chez Géronte, un inquiétant esthète aux lunettes noires, dont le nom évoque celui d’un père monomaniaque dans une comédie de Molière. Deux mosaïques représentant une même femme sont accrochées sur le mur du fond, montrant une œuvre d’art qui se répète dans un intérieur d’un luxe glacé. La protagoniste s’intègre à cet univers en apparaissant vêtue d’une robe fastueuse d’un éclatant rose fuchsia, ouverte sur un corsage à paillettes dorées. Son frère est omniprésent, tel un démiurge orchestrant la vie de sa sœur. Dans une sublime aria à laquelle Anna Netrebko apporte toute la richesse de sa voix et un lyrisme poignant, l’héroïne exprime cependant sa détresse dans ce « silence glacial et mortel ». Elle s’adresse secrètement à l’absent, « Je te revois sans cesse », «Je t’ai tant fait souffrir », sur une expression d’effroi, avec de fervents aigus qui attirent des larmes. Pendant ce temps, Des Grieux joue afin de transformer son destin. Toute une faune excentrique se presse chez Géronte pour un étrange rituel centré sur le maître des lieux. Un madrigal est chanté par un interprète vêtu de noir, agenouillé dans une sorte d’extase ou de prière. Manon parait portant une nouvelle coiffure argentée, recouverte sur tout le corps d’un film cellophane transparent. Elle se tient figée, se laissant photographier et célébrer telle une idole, tandis que les murs se colorent de rouge, de bleu et de vert en une véritable mise en scène d’un fantasme esthétique. Autour d’elle, on imite ses gestes. Loriana Castellano chante l’émouvant madrigal avec de beaux graves ; elle est entourée d’un superbe trio reprenant en écho certaines de ses phrases sur le ton d’une plainte. Ce moment très ritualisé est suivi du retour de Des Grieux, les murs se colorant de brun. Le chevalier arrache le plastique étouffant qui enveloppe celle qu’il aime et la libère, « Ta bouche divine possède tous les trésors du monde ». Le duo de retrouvailles, d’une intensité à couper le souffle, est interrompu par l’arrivée de Géronte. Les deux amants s’apprêtent alors à partir dans l’urgence, mais Manon éprouve un dilemme entre le luxe, l’amour et la volupté. Elle prend les bijoux, « dois-je tout abandonner? », tout en promettant d’être bonne et fidèle alors qu’on vient l’arrêter. Dans un élan de fureur, elle s’agite en donnant des coups aux tableaux, ses bijoux tombant à terre quand les gardes l’emmènent. A l’inverse de l’histoire de Galatée, Geronte-Pygmalion a voulu transformer Manon en œuvre d’art. Mais se soucie-t-on vraiment de ce que ressent la sculpture ?
« Ah ! non voglio morir ! »
L’autorisation donnée au chevalier de suivre celle qu’il aime sur le bateau de l’exil résonne de façon onirique dans un univers purement mental
Au troisième acte, l’intérieur de Géronte s’est métamorphosé en tribunal, où les œuvres d’art ont été ôtées. Manon entre en scène en marchant lentement, vêtue de noir et l’air détruit, tandis que des réminiscences assourdies du duo de retrouvailles de l’acte précédant rappellent qu’elle est toujours dans une forme de fuite et de regrets. D’autres condamnées se pressent sur des gradins dans des tenues exubérantes. On les appelle en une sinistre énumération et l’une d’elles se nomme Violetta (une autre Traviata ?). Un allumeur de réverbères intervient à deux reprises sur un motif bref mais troublant, auquel le ténor Rémy Mathieu (qui a chanté dans La ville morte de Korngold à Nantes en 2015), donne les contours inquiétants d’un mauvais rêve. Dans ce tribunal des solitudes et des mouvements du cœur, un triangle amoureux se dessine, où Géronte, dépité mais impassible, semble perdu sous ses lunettes noires alors que Des Grieux hurle son désespoir dans un ouragan de lyrisme. Alessandro Spina restitue avec beaucoup de force toute la complexité de cette figure de Géronte, dans un chant d’une belle profondeur. Les changements de couleurs épousent les variations de l’âme des protagonistes. C’est ainsi que dans un espace qui reste inchangé, l’autorisation donnée au chevalier de suivre celle qu’il aime sur le bateau de l’exil résonne de façon onirique dans un univers purement mental. Durant l’interlude précédant le dernier acte, le rideau de scène baigne dans une lumière bleue qui prolonge ce côté intériorisé de l’action. Des accords ponctués de leitmotivs d’une poignante mélancolie alternent avec des notes à l’ineffable beauté, suspendues sur de secrètes interrogations. Le prestigieux chef Pinchas Steinberg apporte à ce passage orchestral des accents dramatiques tout en s’attardant sur de magnifiques nuances, à l’image de sa direction généreuse et habitée de l’ouvrage.
Anna Netrebko apporte tout son tempérament à cette scène ultime, dans un moment de chant et de théâtre d’une force inouïe.
Le dernier acte de l’opéra de Puccini se déroule en Amérique, dans une vaste plaine aux alentours de La Nouvelle-Orléans où Manon Lescaut a été déportée et où les amants se retrouvent pour un poignant dénouement. Guy Montavon transpose ce décor réaliste en un paysage mental, par un fascinant déplacement accentuant la détresse finale. Sur scène, une vitre sépare Manon de Des Grieux, tous deux prisonniers d’eux-mêmes. Sur le côté droit, les restes d’un repas sont posés sur une table. Un petit tableau accroché au mur représente le visage de femme du premier acte, comme un souvenir confirmant que le Chevalier, comme Géronte, ne sont épris que d’une image. Les deux hommes rejoignent ainsi d’autres figures d’opéras tels Tamino qui, dans La flûte enchantée de Mozart, tombe amoureux de Pamina en découvrant le portrait que lui montrent les trois dames, et Senta, passionnément attirée par un tableau du Hollandais volant dans Le vaisseau fantôme de Wagner, dans une commune quête d’absolu. Sur le côté gauche du plateau, Manon est retenue captive dans la pénombre d’un cachot. Dans un tel dispositif, la conversation entre les deux amants prend un aspect irréel, d’une désespérante beauté. A la question « tu souffres ? », la protagoniste répond « Affreusement », en donnant une insoutenable puissance à ce mot. Anna Netrebko apporte tout son tempérament à cette scène ultime, dans un moment de chant et de théâtre d’une force inouïe. Elle s’effondre à terre, dans l’expression d’une grande douleur magnifiée par l’étendue de sa voix. Les détresses s’échangent et se rejoignent, la prisonnière interrogeant son amant dans une sorte de monologue intérieur, « C’est toi qui pleures ? » … « Tes larmes brûlantes ». Des Grieux a mis deux verres sur sa table ; ils s’avancent l’un vers l’autre et tentent de s’embrasser à travers cette vitre qui les sépare. Dans un début d’agonie, Manon Lescaut parvient à trouver des mots pour exprimer l’irreprésentable, elle a soif et elle est épuisée, « Seule, perdue, abandonnée ». Elle crie à deux reprises, sur des notes qui font mal, qu’elle ne veut pas mourir, « Ah ! non voglio morir ! », le refus de la mort donnant une explication à la fuite permanente et à l’insatisfaction d’une héroïne n’ayant finalement vécu que dans le regard des autres. Elle n’entend déjà plus celui qu’elle aime, « Adieu, la nuit est sombre, j’ai froid », elle s’étend à terre et meurt dans l’obscurité tandis qu’une vive lumière illumine le côté de Des Grieux, où une porte s’ouvre le laissant sortir. Le deuil de l’image est-il désormais possible ?
Jean-Louis Grinda a offert toute une palette d’émotions esthétiques
Ce spectacle extrêmement riche s’inscrit dans la politique artistique très active menée par Jean-Louis Grinda depuis 2007 à la tête de l’Opéra de Monte-Carlo, dont il quittera la direction fin 2022. On lui doit l’exploration d’œuvres peu représentées comme La Fanciulla del West de Puccini en 2012, Rusalka de Dvorak en 2014, Une tragédie florentine de Zemlinsky en 2015, La Wally de Catalani et Le joueur de Prokofiev en 2016, mais aussi, en 2017, une exaltante interprétation de Tannhäuser de Wagner, dans sa version de Paris en français. Ces années ont également été marquées par de passionnantes mises en scène donnant de nouveaux éclairages aux œuvres, dans le souci constant du jeu théâtral, telles une renversante Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch par Marcelo Lombardero en 2015, une perturbante Norma, dans la vision de Patrice Caurier et Moshe Leiser en 2016, ou plus récemment, en mars 2022, un fascinant Wozzeck d’Alban Berg selon Michel Fau, pour la première de l’ouvrage à Monaco. De grands moments se sont multipliés chaque saison, faisant de l’opéra un art total, grâce à des interprètes comme Cecilia Bartoli, lumineuse Cenerentola en 2017, Juan Diego Florez et Nicolas Courjal dans d’inoubliables Contes d’Hoffmann en 2018 ou, la même année, José Cura, saisissant Peter Grimes. Jean-Louis Grinda a offert toute une palette d’émotions esthétiques ; il a une même démarche aux Chorégies d’Orange qu’il dirige depuis 2016. C’est Cecilia Bartoli, cantatrice éblouissante à la voix exceptionnelle, qui lui succédera à la tête de l’Opéra de Monte-Carlo à partir de janvier 2023.