22 octobre 2021

La musique au centre du jeu…

L’un des moments particulièrement attendus du Festival de Saint-Céré en 2021 était « La Cenerentola » de Rossini, dans la mise en scène très théâtrale de Clément Poirée : un spectacle réjouissant, et qui fait du bien !

La musique au centre du jeu…

22 Oct 2021

L’un des moments particulièrement attendus du Festival de Saint-Céré en 2021 était « La Cenerentola » de Rossini, dans la mise en scène très théâtrale de Clément Poirée : un spectacle réjouissant, et qui fait du bien !

Créée en janvier 1817 au Teatro Valle de Rome, l’opéra de Gioacchino Rossini, La Cenerentola, s’inspire de la Cendrillon de Charles Perrault (1697), dont il diffère cependant par l’absence de magie et de merveilleux. Le philosophe Alidoro se substitue en démiurge à la fée tandis que la marâtre se métamorphose en un père ruiné et peu scrupuleux pour s’enrichir, Don Magnifico. L’enjeu, pour les protagonistes, est plutôt centré sur une quête de soi. Les travestissements du prince Don Ramiro et de son valet Dandini amènent quelques beaux moments de théâtre, ainsi que les disputes comiques et dérisoires entre les deux sœurs cruelles, Thisbe et Clorinda. La partition, très physique et débordant d’énergie, nourrit le jeu d’acteur en alternant des pages d’une fascinante virtuosité, des moments de stupeur où le temps paraît s’arrêter et des ensembles où il s’accélère en emportant le spectateur jusqu’au vertige. Ce conte a inspiré d’autres opéras, notamment la Cendrillon de Jules Massenet (1899), dont Ezio Toffolutti a réalisé un très beau spectacle en 2018 à Angers Nantes Opéra, et la version plus intimiste de Pauline Viardot, créée dans les salons de Mathilde de Nogueiras en 1904. Clément Poirée, directeur du Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes, transpose l’action de l’ouvrage de Rossini dans un théâtre, dont le directeur est complètement fauché et où arrive un chanteur connu, Ramiro, pour un hypothétique spectacle. Les récitatifs accompagnés au clavecin ont été remplacés par des dialogues écrits par le metteur en scène, qui accentuent le côté théâtral dans une même démarche que pour les Noces de Figaro montées par Eric Perez en 2017 à Saint-Céré, où des passages de la pièce de Beaumarchais alternaient avec la musique de Mozart, dans un fascinant mélange des arts.

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Don Magnifico et les deux sœurs rêvent de grandeur

Marc Brun

…le dialogue entre les voix et les instruments est pour une fois visible, dans une troublante mise à nu.

Un théâtre du vrai

Dès le début de la représentation, l’orchestre, dirigé par Gaspard Brécourt, offre un cadre singulier à l’action en étant présent sur le plateau avec un rideau bleu et une petite scène en arrière plan, et deux sorties latérales surmontées de balcons. Les solistes se déplacent parmi les musiciens, ou tournent autour d’eux. Les deux sœurs, qui arrivent en retard durant l’ouverture, sont violonistes et l’une d’elles taquine son père avec l’archet de son instrument. Ce dispositif rappelle celui du prologue d’Ariane à Naxos de Richard Strauss, dans la proposition de Günter Krämer présentée au Châtelet en 2002, où l’on assistait à un opéra en train de se faire, mais c’est avant tout de jeu qu’il s’agit ici. Cette proximité entre les musiciens et les chanteurs amène en effet quelque chose de très fort, où le dialogue entre les voix et les instruments est pour une fois visible, dans une troublante mise à nu. Durant son air d’entrée, Una volta c’era un re, Cendrillon exprime toute sa mélancolie. Thisbe et Clorinda se moquent d’elle, mais Lamia Beuque met dans son chant une sincère énergie avec quelques beaux graves pour leur tenir tête. Dès son arrivée, cette magnifique artiste dégage beaucoup de lumière et s’impose avec évidence dans ce rôle, se montrant à la fois simple, naturelle et vraie.

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Cenerentola, après l'étourdissante dernière scène.

Marc Brun

…le prince, devenu chanteur, se travestit en machiniste, afin d’être aimé pour lui-même et non pour ce qu’il représente.

Cet opéra raconte avant tout l’histoire de personnages qui ne sont pas où ils devraient se trouver, ou qui se rêvent à une autre place. Cendrillon est rejetée par Don Magnifico et ses deux filles, qui aspirent à s’élever socialement de façon grotesque, le prince, devenu chanteur, se travestit en machiniste, afin d’être aimé pour lui-même et non pour ce qu’il représente, et Dandini explore avec délectation une condition plus élevée qui lui échappe. Tout ce que ce jeu de masques révèle de vrai est exacerbé par le théâtre dans le théâtre et la musique dans le jeu, chacun étant finalement à sa manière dans une quête de sa vérité. Franck Leguérinel apporte à la figure de Don Magnifico son intense présence scénique et sa voix riche et puissante. Ce baryton est originaire de Nantes, où on a pu le voir dans quelques rôles particulièrement marquants. Dès ses débuts en 1991, il a chanté dans une rareté de Mozart sur la scène du Théâtre Graslin, La finta Giardiniera, avant d’y revenir dès la saison suivante pour le rôle d’Arlequin, dans une mémorable Ariane à Naxos de Richard Strauss, aux côtés de Nathalie Dessay, qu’il y a retrouvé ensuite pour Le Roi malgré lui d’Emmanuel Chabrier, dans une mise en scène étourdissante d’Olivier Desbordes, le créateur du Festival de Saint-Céré. Les spectateurs nantais ont également pu le voir dans des registres très différents, comme Albert dans Werther de Massenet dont il mettait en valeur une rare humanité, mais aussi des rôles de Jacques Offenbach à forts tempéraments, tels le Vice-roi de La Perichole en 2009 ou Jupiter d’Orphée aux enfers en 2016, sans oublier plusieurs opéras de Rossini, notamment Dandini de La Cenerentola en 2005 et Bartolo du Barbier de Séville en 2010. Pour ce bel artiste, la dimension théâtrale et le jeu d’acteur sont essentiels et il aime se confronter à des univers différents, de Bob Wilson pour Madame Butterfly à l’Opéra Bastille à Laurent Pelly pour Platée au Palais Garnier. Il sait inventer de nouvelles choses sur scène, comme il l’a prouvé aussi en 2OO3 à l’Opéra de Nice en incarnant Papageno dans une perturbante vision de la flûte enchantée signée Joël Lauwers, dont l’action avait été transposée après un grave accident de voiture dont Pamina était la victime. Il s’investit, comme l’ensemble de la troupe, dans le spectacle de Clément Poirée avec une joie communicative.

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Don Magnifico, directeur de théâtre fauché

Marc Brun

…Le spectacle est ponctué de ces instants de « douce incertitude », transfigurés par les voix.

Le triomphe du chant et de l’émotion

La représentation est traversée de formidables moments de jeu, notamment entre les deux sœurs dont Morgane Bertrand et Inès Berlet restituent la réjouissante exubérance, mêlant avec bonheur leurs timbres contrastés. Les échanges entre Ramiro et Dandini révèlent aussi une touchante complicité entre les deux chanteurs. Le ténor Camille Tresmontant apporte au premier une belle présence scénique et une invention de chaque instant, donnant à ses airs d’envoûtantes couleurs et de superbes aigus qui font rêver au Don Ottavio qu’il sera dans Don Giovanni en Guadeloupe, dans la production de Carib’Opera les 3, 4 et 8 décembre 2021 ; il met certainement beaucoup de poésie aux deux airs de ce personnage qu’il a abordé à Saint-Étienne en novembre 2019. Philippe Estèphe construit Dandini avec une belle énergie et un chant aux magnifiques nuances. On pourra le voir en Urbain et Alfred de La vie parisienne, dans une mise en scène de Christian Lacroix à l’Opéra de Rouen du 7 au 13 novembre, et au Théâtre des Champs-Elysées entre le 21 et le 28 décembre (où Franck Leguérinel sera le baron). La Cenerentola est surtout l’histoire d’une rencontre amoureuse par-delà les différences sociales, et le jeu des regards est extrêmement important dans l’expression de la naissance du trouble. Le spectacle est ponctué de ces instants de « douce incertitude », transfigurés par les voix.

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Un prince travesti en machiniste de théâtre

Marc Brun

Lamia Beuque se jette alors dans une suite de vocalises éclatantes et vertigineuses, aux écarts insensés, dans un tourbillon de bonheur qui tire des larmes de joie.

Tout se fige lorsque l’on découvre l’identité de la mystérieuse inconnue, qui parvient à mettre un bracelet égaré à son bras (une autre variante par rapport au conte de Perrault) ; un étonnant sextuor, Questo è un nodo avviluppato (Quel nœud embrouillé) exprime la stupeur et l’incompréhension, sur des consonnes accentuées et répétées, et des mots ressemblant à des onomatopées. Durant cet ensemble, chacun ponctue ses mots en s’éclairant avec une lampe évoquant celle d’une ouvreuse dans l’obscurité, comme si une représentation allait commencer. Les choristes sont vêtus de smokings, et au fil de la représentation, ils paraissent enivrés, les chemises s’ouvrent et les vestes tombent, annonçant une possible libération avant le dénouement. Les personnages se révèlent finalement à eux-mêmes et c’est le triomphe de la bonté. Pour cette scène finale, Cendrillon, prête à pardonner à ceux qui l’ont humiliée, peut désormais s’unir à celui qu’elle aime. Elle arrive par le fond de la salle, vêtue d’une robe à paillettes argentées, rayonnante et complètement métamorphosée. Lamia Beuque se jette alors dans une suite de vocalises éclatantes et vertigineuses, aux écarts insensés, dans un tourbillon de bonheur qui tire des larmes de joie, en conclusion grandiose d’un spectacle que les artistes comme les spectateurs ont tellement espéré et tellement attendu ! Il faut découvrir l’intégrale des mélodies de l’immense Pauline Viardot (1821-1910) par Lamia Beuque, dont l’enregistrement vient de paraître en deux CD chez Ligia : des mélodies étonnantes, pleines d’invention et de contrastes, que l’artiste sculpte de tout son talent, avec une même évidence que cette Cenerentola.

Après les représentations à l’Opéra de Massy, au Festival de Saint-Céré (au Théâtre de l’Usine) et à la Maison de la Culture de Nevers, la tournée se poursuit dans le cadre d’Opéra Éclaté, dont la diversité des lieux témoigne de leur philosophie d’élargissement nécessaire du public d’opéra.

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Dandini en faux prince de théâtre...

Ariane Maurisson

Tournée de Cenerentola avec Opéra éclaté :

– 11 janvier 2022: Eaubonne (Val d’Oise)

– 22 janvier 2022 : Maisons-Alfort

– 5 et 6 février 2022 : Opéra de Clermont-Ferrand

– 13 février : Brunoy ((Essonne)

– 12 mars : Ettelbruck (Luxembourg)

– 20 mars : Le Chesnay (Yvelines)

– 13 mai ; Epinal

Photo de tête : crédit Ariane Maurisson

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Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017