« Bonjour, moi je m’appelle Marwa. Aujourd’hui je vais vous raconter mon histoire. Je suis originaire d’Afghanistan. » C’est ainsi que cette ancienne résidente du Centre Nantais d’Hébergement des Réfugiés (CNHR), aujourd’hui âgée de 19 ans, débute son récit. Marwa devient alors un livre vivant face à 4 « lectrices » qui l’écoutent attentivement lors de la bibliothèque vivante organisée par Traits-Portraits pour le CNHR ce vendredi 19 décembre 2025.
Un concept originaire du Danemark
La création du concept de bibliothèque vivante revient à l’ONG danoise Stop The Violence. Ces événements regroupaient des personnes d’horizons différents mais toutes « victimes de violence en raison de stigmates qu’elles portaient ». Comme dans une bibliothèque classique, le public (ou les « lecteur·ices ») pouvait choisir un livre. Mais le livre dont il découvrait l’histoire était ici un « livre vivant », un humain qui racontait son histoire brute en direct, à voix haute. Ces livres pouvaient être des personnes issues de l’immigration, des travailleur·euses du sexe, des personnes homosexuelles ou encore des policier·es. L’objectif était de favoriser « l’interconnaissance pour faire baisser la violence », résume Elise Jaunet, cofondatrice de l’association Traits-Portraits.

Portrait d’Anzor, l’un des livres de la bibliothèque vivante du CNHR, réalisé par Elise Jaunet. Photo : Florence Calvez 19/12/2025
« Repositionner dans l’espace public toutes ces personnes qu’on refuse de voir. » Voilà pour Elise le but de la bibliothèque vivante. Formée au droit et aux sciences politiques, spécialisée en interculturel et interreligieux, elle est mue par la question de la représentation des personnes migrantes. C’est en 2018 qu’Elise et Sacha Crusson, l’autre cofondatrice de l’association, commencent à organiser des bibliothèques vivantes pour « faire du lien entre différentes visions du monde ».
Une bibliothèque vivante pour « toucher à l’émotionnel »
En s’appropriant le concept, Elise et Sacha l’ont enrichi. Elles ont d’abord centré les bibliothèques sur la thématique de l’immigration. Motivées par une envie d’aller chercher des personnes qui ne sont pas habituées à parler, elles ont créé des ateliers d’accompagnement préalables. Pour ce faire, elle se sont adjoint le travail de Katy, psychologue et actrice au sein de l’association Kulture et vous. Une fois les futurs « livres vivants » identifiés, Traits-Portraits organise une première réunion collective, puis 3 ateliers individuels d’1h pour chaque participant·e. Une répétition collective clôt ce travail, afin que chacun·e puisse écouter l’histoire d’un autre livre vivant.
Au terme de cette préparation, les livres vivants ont le début, la fin et le squelette de leur histoire. La finalité n’est pas de « répéter à l’identique à chaque fois mais qu’ils cernent ce qui est important pour eux de transmettre », précise Elise. Ces ateliers permettent aux participant·es « de se réapproprier leur récit », ajoute-t-elle. « J’ai été militante à la Cimade pendant plusieurs années. Beaucoup de choses m’avaient fait violence, dont la manière dont on récoltait des récits de vie pour devoir les faire rentrer dans des cases pour permettre aux personnes d’avoir des papiers. » Pour cette ancienne bénévole à Fragil, l’idée est « d’aller au-delà des chiffres, au-delà du rationnel, des sciences sociales. Toucher à l’émotionnel, déclencher quelque chose de différent. »

Le catalogue de la bibliothèque vivante Photo : Florence Calvez 19/12/2025
Le jour de la bibliothèque vivante, les lecteurs et lectrices choisissent l’histoire qu’iels souhaitent écouter sur un catalogue. Pendant une vingtaine de minutes, le livre vivant « livre son intimité, sa vulnérabilité. Il y a des choses qui se passent dans le regard et dans l’écoute qui ne sont pas courantes. Les gens se rencontrent, se voient », confie Elise.
« Donner à voir le travail de fourmi » du CNHR
C’est à la demande du CNHR que Traits-Portraits a organisé la bibliothèque vivante du 19 décembre. Cet organisme, seul centre d’hébergement provisoire en France à dépendre d’une collectivité publique, accueille des personnes qui ont obtenu le statut de réfugié et y ont été orientées en raison de leur vulnérabilité.
Sandy Esquerre est responsable du service insertion par l’hébergement au Centre communal d’action sociale (CCAS) de Nantes, qui pilote le CNHR. Pour elle, la bibliothèque vivante était l’occasion de « donner à voir le travail de fourmi du Centre, de mettre en valeur différents profils : des gens qu’on accompagne, des gens qui sont sortis, des interprètes, des professionnel·les. »

La liste des livres de la bibliothèque vivante du CNHR. Photo : Florence Calvez 19/12/2025
Le public avait en effet le choix entre 11 livres vivants : 9 résident·es ou ancien·nes résident·es du CNHR, une assistante sociale et une interprète. Marwa, arrivée au CNHR à l’âge de 10 ans avec sa famille, témoigne dans son récit des difficultés d’intégration à son arrivée : « Quand on est arrivés en France, on avait l’impression de renaitre parce qu’il fallait tout réapprendre. Je mangeais avec la main en Afghanistan. J’arrive ici et on me dit de manger avec une fourchette. Tout ce que tu fais est mal et tu dois apprendre ce que les gens font ici. » Celle qui passait ses samedis à aider ses parents à rédiger des courriers à l’assistante sociale raconte aussi sa volonté farouche d’intégration grâce au savoir : « Aujourd’hui, je peux m’assoir autour de la table avec des Français de souche depuis 13 générations et parler avec une connaissance très fine de l’histoire de la France. »

Les « lectrices » écoutent le récit de Marwa, à gauche, « livre vivant » pour une après-midi. Photo : Florence Calvez 19/12/2025
Toucher un large public
La bibliothèque vivante permet des rencontres qui n’auraient pas été possibles autrement, entre personnes réfugiées et public éloigné de ces problématiques. Habituellement, Traits-Portraits se refuse à organiser ses événements en bibliothèques ou en quartiers prioritaires car, selon Elise « les personnes y sont déjà très informées sur la question de l’immigration. » Elle préfère donc nouer des partenariats avec des lieux plus grand public tel que le Château des Ducs de Bretagne, le festival Scènes Vagabondes ou la galerie photographique l’Atelier.
Pour continuer à aller au-delà de ce qu’elle appelle une « logique de chiffres » et des termes tel que « gestion de flux migratoires », Elise a créé A voix haute, un podcast autour de l’exil avec d’ancien·nes participant·es de bibliothèques vivantes et une chercheuse. Les épisodes, réalisés en partenariat avec Pop’ Média, sortiront début 2026. Gageons que ce nouveau projet contribuera à faire des migrant·es « des personnes qui se disent » et non « des personnes qui sont dites » comme le formule l’écrivaine Kaoutar Harchi.