9 mars 2020

Inondation à l’Opéra : une âme qui déborde

Angers Nantes Opéra a affiché, du 29 janvier au 2 février, une création d’opéra, L’inondation de Franceso Filideo, sur un livret et dans une mise en scène de Joël Pommerat. Le spectacle, d’une perturbante intensité, a été créé à l’Opéra-Comique le 27 septembre 2019 ; le compositeur a été ovationné à l’issue de la représentation du 2 février au Théâtre Graslin !

Inondation à l’Opéra : une âme qui déborde

09 Mar 2020

Angers Nantes Opéra a affiché, du 29 janvier au 2 février, une création d’opéra, L’inondation de Franceso Filideo, sur un livret et dans une mise en scène de Joël Pommerat. Le spectacle, d’une perturbante intensité, a été créé à l’Opéra-Comique le 27 septembre 2019 ; le compositeur a été ovationné à l’issue de la représentation du 2 février au Théâtre Graslin !

L’inondation s’inspire d’une nouvelle de l’écrivain russe Evgueni Zamiatine (1884-1937), publiée en 1929. Les livrets d’opéras ont souvent trouvé leurs sources dans des romans ou des récits brefs, et la liste de ces transpositions est très longue. Ainsi, Manon Lescaut de L’abbé Prévost a donné trois opéras, le premier composé par Auber (1856), le second par Jules Massenet (1884) et le troisième par Giacomo Puccini (1893). Benjamin Britten a créé en 1954 un ouvrage inspiré du Tour d’écrou d’Henry James, tandis qu’en 1989, York Höller a adapté Le maître et Marguerite de Boulgakov pour une création au Palais Garnier. Le Théâtre Graslin a programmé deux opéras de la seconde moitié du XXème siècle, adaptés de romans célèbres, Des souris et des hommes de Carliste Floyd, d’après John Steinbeck en 1999 et  Le procès de Gottfried von Einem, d’après Kafka, en 2001. L’adaptation d’un roman en opéra est une nouvelle lecture d’un texte littéraire, qui lui apporte d’autres contours, sous des angles souvent inattendus et baignant dans un paysage sonore aux multiples correspondances. L’inondation est un opéra d’aujourd’hui, basé sur le récit d’un meurtre survenant chez un couple rongé par le manque et l’ennui.  Joël Pommerat atteint une parfaite symbiose entre son travail sur les mots et la direction d’acteurs, dans une osmose totale avec la direction musicale de Leonhard Garms. La nouvelle  de Zamiatine a un côté musical, dans ses obsessions, ses silences et sa grande violence ; l’auteur a aussi collaboré à l’écriture d’un livret d’opéra, celui du Nez de Dmitri Chostakovitch (1930),  d’après Gogol, que les spectateurs d’Angers Nantes Opéra ont pu voir en 2004.

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Chloé Briot (la Femme), Norma Nahoun (la Jeune Fille)

Stefan Brion

Apparitions, disparitions, dédoublements

L’action de L’inondation se déroule dans un immeuble de trois étages, reproduit dans l’imposant décor d’Eric Soyer. Au rez-de-chaussée, c’est l’appartement de l’homme et de la femme, au-dessus, celui des voisins, tandis que le troisième niveau est divisé en deux studios, celui du narrateur sur la gauche, et celui du père et de la jeune fille à droite. Cette superposition permet quelques actions simultanées, et donne au spectacle un rythme cinématographique.  Dans l’opéra, les protagonistes n’ont plus de nom alors que dans le récit de Zamiatine, la femme et le mari s’appellent Sofia et Trofim Ivanytch, la jeune fille se nomme Ganka et la voisine du dessus Pelageïa. L’épouse est toutefois la seule qui retrouve son identité à la fin, et l’effet d’entendre son prénom dans la bouche du mari est un évènement particulièrement saisissant.

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Chloé Briot (la Femme), Norma Nahoun (la Jeune Fille), Cypriane Gardin (la Jeune fille comédienne)

Stefan Brion

Le couple ne parvient pas à avoir d’enfants, et ce manque éclabousse un quotidien monotone et répétitif…

L’inondation a un côté symbolique, qui reflète la détresse du couple du rez-de-chaussée, comme une tempête intérieure. Les éléments naturels venant de l’extérieur occupent une place importante, que ce soit le vent, l’orage, ou l’eau qui déborde. Des images vidéo, dues à Renaud Rubiano, montrent cette montée menaçante des eaux en bas de l’immeuble. Le couple ne parvient pas à avoir d’enfants, et ce manque éclabousse un quotidien monotone et répétitif, où chacun semble le reproche de l’autre. L’installation chez eux de la jeune fille du dernier étage, qui vient de perdre son père, représente un ailleurs et un fugitif espoir ;  le mari se rapproche de l’intruse, sous le regard soumis de sa femme qui reste dans un premier temps à l’écart. La partition de Franceso Filidei retrouve de façon vertigineuse la tension du récit de Zamiatine, dans un tissu sonore qui dépeint le huis clos suffocant, avec ses ressassements et ses non-dits. La musique caractérise, par des sonorités d’une inquiétante étrangeté, l’atmosphère vénéneuse de la nouvelle, dans une fascinante symbiose avec le théâtre ; elle met en exergue des détails perturbants, qui jaillissent d’accords grinçants ou de rythmes brutaux, mais qui glissent aussi parfois vers une troublante sensualité.

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Chloé Briot (la Femme), Boris Grappe (l’Homme)

Stefan Brion

L’opéra est ainsi le flash-back de ce qui a conduit au meurtre.

L’inondation est l’histoire d’un meurtre. La relation entre le mari et la jeune fille s’avère très vite un insupportable jeu de cruauté pour l’épouse ; les premières images du spectacle nous montrent ce crime, dans une scène muette où la femme met sa rivale à terre, la frappe, et l’étouffe violemment. L’opéra est ainsi le flash-back de ce qui a conduit au meurtre. La présence de la nouvelle arrivante au domicile conjugal a cependant un aspect irréel, comme la projection d’un fantasme ou d’un cauchemar. Cette jeune fille, pourtant ordinaire, est jouée par une chanteuse et une actrice, qui se montrent parfois en même temps à deux endroits différents. Le personnage a ainsi une capacité à se dédoubler, ou à apparaitre de façon improbable et déstabilisante, telle une projection obsessionnelle pour le mari comme pour la femme. De plus, cette jeune voisine disparait de façon mystérieuse. Dans un premier temps, on pense à une fugue. Le meurtre est toutefois montré dans une scène d’un onirisme sauvage : La jeune fille fait la vaisselle, l’épouse arrive derrière elle, la jette à terre, la frappe et l’étouffe, avec des gestes qui rappellent les premières images, et pas un mot. La rivale se relève à chaque fois, se remet devant son évier, et la femme la tue de façon répétitive. Ces images perturbantes illustrent un passage tout aussi étrange  à la fin du récit de Zamiatine, dans lequel Sofia, sur son lit d’hôpital, a des souvenirs du crime dans d’atroces visions qui se répètent : « Entra Ganka avec son sac de petit bois. Elle s’accroupit par terre (…) le cœur de Sofia s’emballa, elle la frappa avec la hache et elle ouvrit les yeux » puis « Aussitôt Ganka refit son entrée, avec son petit bois (…) Sofia lui redonna un coup de hache » et enfin « Ganka enfonça la tête entre ses genoux, et Sofia la frappa une nouvelle fois ». Chacune de ces monstrueuses réminiscences est ponctuée de ces mots glacés de la doctoresse « Bien, bien, bien »*.

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Boris Grappe (l’Homme), Norma Nahoun (la Jeune Fille), Cypriane Gardin (la Jeune fille comédienne)

Stefan Brion

Le pouvoir des mots

Un narrateur qui habite en haut de l’immeuble intervient à deux reprises pour lire des extraits du récit de Zamiatine. Il rappelle, par ses commentaires sur l’action, le chœur antique. Le contre-ténor  Guilhem Terrail, qui joue aussi le policier, enveloppe ses interventions d’un fascinant mystère, tout en exprimant de la compassion, par un timbre envoutant et de superbes aigus. Il présente, au début de l’opéra, le couple avant l’éclatement du drame. Il raconte plus tard  un instant particulièrement fort : les habitants du rez-de-chaussée sont hébergés quelques temps par les voisins du dessus, suite à l’inondation. La femme se retrouve ainsi dans le « lit des autres » auprès de son mari, et de poignants détails suggèrent un fragile espoir et une immédiate désillusion, dans le troublant  silence de la nuit : « Brusquement, comme s’il venait de prendre une décision, Trofim Ivanytch se tourna vers Sofia. Tout son sang se glaça et, les jambes transies, elle attendit. La lune, drapée dans sa couverture, vacilla pendant une minute, puis deux. Trofim Ivanytch leva la tête, regarda la fenêtre, puis, précautionneusement, en veillant à ne pas toucher Sofia, il lui tourna à nouveau le dos »*.

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Yael Raanan-Vandor (la Voisine), Chloé Briot (la Femme)

Stefan Brion

Sofia, hébétée, demande ensuite à sa rivale si elle croit en Dieu.

Les voisins du dessus apportent un perturbant décalage avec ce qui se joue en dessous. Au moment où la femme découvre la relation de son mari avec l’intruse, on joue à l’étage avec les enfants, et la voisine pleure de façon dérisoire parce qu’on ne veut pas jouer avec elle. Ces voisins représentent aussi une normalité écrasante, et leur départ en famille à la messe est extrêmement violent pour celle qui ne maîtrise plus rien. Sofia, hébétée, demande ensuite à sa rivale si elle croit en Dieu. La femme subit les mots blessants des autres ; elle se réfugie dans son monde intérieur. Chloé Briot apporte à cette femme blessée une  présence d’une bouleversante simplicité ; le cheminement vers la folie n’en est que plus déstabilisant.

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Boris Grappe (l’Homme), Chloé Briot (la Femme), Enguerrand de Hys (le voisin), Cypriane Gardin (la Jeune fille comédienne)

Stefan Brion

C’est comme si elle avait tué pour s’autoriser à être mère.

C’est durant la scène finale que Sofia retrouve son nom, et qu’elle met des mots sur le meurtre. Elle est parvenue à avoir un enfant, et c’est comme si elle avait tué pour s’autoriser à être mère. La phrase reste inachevée dans le récit de Zamiatine : « Je l’ai tuée, parce que je voulais avoir un… » *. Elle raconte son crime sur son lit d’hôpital, dans une scène d’anthologie, où les mots s’affolent, portés par un rythme enfiévré et atteignant de vertigineux aigus. Elle termine son aveu libérateur sur ces mots énigmatiques : « Je n’étais pas sa mère » : la fièvre est tombée.

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Chloé Briot (la Femme), Vincent Le Texier (le Médecin)

Stefan Brion

Un immense moment de création !

Angers Nantes Opéra nous a permis d’assister à un immense moment de création ; l’impressionnant décor imaginé par Eric Soyer a été en grande partie construit dans ses ateliers, et le spectacle est coproduit par six théâtres. La troupe s’est emparée de ce nouvel opéra dans un investissement total, et tous les solistes sont à citer. Boris Grappe donne beaucoup d’épaisseur au personnage tourmenté du mari, et il a dû être magnifique dans le rôle de Wozzeck d’Alban Berg en 2015 à L’Opéra de Dijon. Après  Thanks to my eyes  (en 2011 au Festival d’Aix-en-Provence),  Au monde  (en 2014 à la Monnaie de Bruxelles) et  Pinocchio  (en 2017 à nouveau à Aix-en-Provence),  Joël Pommerat retrouve l’opéra avec cette inondation, une œuvre d’une puissance extrême où chaque détail sonore et scénique compte et marque !

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Affiche
Affiche de L'inondation

DR

*Les passages de la nouvelle d’Evgueni Zamiatine sont extraits de la traduction de Marion Roman, publiée aux éditions Sillage.

FilmmakErs, le documentaire de Julie Gayet et Mathieu Busson, libère la parole des femmes réalisatrices

L'information à l'ère du numérique à la médiathèque de Couëron

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017