23 décembre 2025

La bibliothèque vivante, outil pour « faire du lien entre différentes visions du monde »

Depuis 2018, l’association nantaise Traits-Portraits organise des bibliothèques vivantes. Ce concept, venu du Danemark, permet de donner à voir sous un autre jour la réalité des personnes migrantes et de celles et ceux qui les accompagnent. Un format qui a séduit le Centre Nantais d’Hébergement des Réfugiés pour marquer les 50 ans de sa création.

La bibliothèque vivante, outil pour « faire du lien entre différentes visions du monde »

23 Déc 2025

Depuis 2018, l’association nantaise Traits-Portraits organise des bibliothèques vivantes. Ce concept, venu du Danemark, permet de donner à voir sous un autre jour la réalité des personnes migrantes et de celles et ceux qui les accompagnent. Un format qui a séduit le Centre Nantais d’Hébergement des Réfugiés pour marquer les 50 ans de sa création.

« Bonjour, moi je m’appelle Marwa. Aujourd’hui je vais vous raconter mon histoire. Je suis originaire d’Afghanistan. » C’est ainsi que cette ancienne résidente du Centre Nantais d’Hébergement des Réfugiés (CNHR), aujourd’hui âgée de 19 ans, débute son récit. Marwa devient alors un livre vivant face à 4 « lectrices » qui l’écoutent attentivement lors de la bibliothèque vivante organisée par Traits-Portraits pour le CNHR ce vendredi 19 décembre 2025.

Un concept originaire du Danemark

La création du concept de bibliothèque vivante revient à l’ONG danoise Stop The Violence. Ces événements regroupaient des personnes d’horizons différents mais toutes « victimes de violence en raison de stigmates qu’elles portaient ». Comme dans une bibliothèque classique, le public (ou les « lecteur·ices ») pouvait choisir un livre. Mais le livre dont il découvrait l’histoire était ici un « livre vivant », un humain qui racontait son histoire brute en direct, à voix haute. Ces livres pouvaient être des personnes issues de l’immigration, des travailleur·euses du sexe, des personnes homosexuelles ou encore des policier·es. L’objectif était de favoriser « l’interconnaissance pour faire baisser la violence », résume Elise Jaunet, cofondatrice de l’association Traits-Portraits.

Portrait d’Anzor, l’un des livres de la bibliothèque vivante du CNHR, réalisé par Elise Jaunet. Photo : Florence Calvez 19/12/2025

« Repositionner dans l’espace public toutes ces personnes qu’on refuse de voir. » Voilà pour Elise le but de la bibliothèque vivante. Formée au droit et aux sciences politiques, spécialisée en interculturel et interreligieux, elle est mue par la question de la représentation des personnes migrantes. C’est en 2018 qu’Elise et Sacha Crusson, l’autre cofondatrice de l’association, commencent à organiser des bibliothèques vivantes pour « faire du lien entre différentes visions du monde ».

Une bibliothèque vivante pour « toucher à l’émotionnel »

En s’appropriant le concept, Elise et Sacha l’ont enrichi. Elles ont d’abord centré les bibliothèques sur la thématique de l’immigration. Motivées par une envie d’aller chercher des personnes qui ne sont pas habituées à parler, elles ont créé des ateliers d’accompagnement préalables. Pour ce faire, elle se sont adjoint le travail de Katy, psychologue et actrice au sein de l’association Kulture et vous. Une fois les futurs « livres vivants » identifiés, Traits-Portraits organise une première réunion collective, puis 3 ateliers individuels d’1h pour chaque participant·e. Une répétition collective clôt ce travail, afin que chacun·e puisse écouter l’histoire d’un autre livre vivant.

Au terme de cette préparation, les livres vivants ont le début, la fin et le squelette de leur histoire. La finalité n’est pas de « répéter à l’identique à chaque fois mais qu’ils cernent ce qui est important pour eux de transmettre », précise Elise. Ces ateliers permettent aux participant·es « de se réapproprier leur récit », ajoute-t-elle. « J’ai été militante à la Cimade pendant plusieurs années. Beaucoup de choses m’avaient fait violence, dont la manière dont on récoltait des récits de vie pour devoir les faire rentrer dans des cases pour permettre aux personnes d’avoir des papiers. »  Pour cette ancienne bénévole à Fragil, l’idée est « d’aller au-delà des chiffres, au-delà du rationnel, des sciences sociales. Toucher à l’émotionnel, déclencher quelque chose de différent. »

Le catalogue de la bibliothèque vivante Photo : Florence Calvez 19/12/2025

Le jour de la bibliothèque vivante, les lecteurs et lectrices choisissent l’histoire qu’iels souhaitent écouter sur un catalogue. Pendant une vingtaine de minutes, le livre vivant « livre son intimité, sa vulnérabilité. Il y a des choses qui se passent dans le regard et dans l’écoute qui ne sont pas courantes. Les gens se rencontrent, se voient », confie Elise.

« Donner à voir le travail de fourmi » du CNHR

C’est à la demande du CNHR que Traits-Portraits a organisé la bibliothèque vivante du 19 décembre. Cet organisme, seul centre d’hébergement provisoire en France à dépendre d’une collectivité publique, accueille des personnes qui ont obtenu le statut de réfugié et y ont été orientées en raison de leur vulnérabilité.

Sandy Esquerre est responsable du service insertion par l’hébergement au Centre communal d’action sociale (CCAS) de Nantes, qui pilote le CNHR. Pour elle, la bibliothèque vivante était l’occasion de « donner à voir le travail de fourmi du Centre, de mettre en valeur différents profils : des gens qu’on accompagne, des gens qui sont sortis, des interprètes, des professionnel·les. »

La liste des livres de la bibliothèque vivante du CNHR. Photo : Florence Calvez 19/12/2025 

Le public avait en effet le choix entre 11 livres vivants : 9 résident·es ou ancien·nes résident·es du CNHR, une assistante sociale et une interprète. Marwa, arrivée au CNHR à l’âge de 10 ans avec sa famille, témoigne dans son récit des difficultés d’intégration à son arrivée : « Quand on est arrivés en France, on avait l’impression de renaitre parce qu’il fallait tout réapprendre. Je mangeais avec la main en Afghanistan. J’arrive ici et on me dit de manger avec une fourchette. Tout ce que tu fais est mal et tu dois apprendre ce que les gens font ici. » Celle qui passait ses samedis à aider ses parents à rédiger des courriers à l’assistante sociale raconte aussi sa volonté farouche d’intégration grâce au savoir : « Aujourd’hui, je peux m’assoir autour de la table avec des Français de souche depuis 13 générations et parler avec une connaissance très fine de l’histoire de la France. »

 Les « lectrices  » écoutent le récit de Marwa, à gauche, « livre vivant » pour une après-midi. Photo : Florence Calvez 19/12/2025

Toucher un large public   

La bibliothèque vivante permet des rencontres qui n’auraient pas été possibles autrement, entre personnes réfugiées et public éloigné de ces problématiques. Habituellement, Traits-Portraits se refuse à organiser ses événements en bibliothèques ou en quartiers prioritaires car, selon Elise « les personnes y sont déjà très informées sur la question de l’immigration. » Elle préfère donc nouer des partenariats avec des lieux plus grand public tel que le Château des Ducs de Bretagne, le festival Scènes Vagabondes ou la galerie photographique l’Atelier.

Pour continuer à aller au-delà de ce qu’elle appelle une « logique de chiffres » et des termes tel que « gestion de flux migratoires », Elise a créé A voix haute, un podcast autour de l’exil avec d’ancien·nes participant·es de bibliothèques vivantes et une chercheuse. Les épisodes, réalisés en partenariat avec Pop’ Média, sortiront début 2026. Gageons que ce nouveau projet contribuera à faire des migrant·es « des personnes qui se disent » et non « des personnes qui sont dites » comme le formule l’écrivaine Kaoutar Harchi.

À 38 ans, Florence, formatrice en espagnol originaire de Quimper, a rejoint Fragil. Entre envie d’écriture, découvertes culturelles et nouvelles rencontres, elle espère que cette expérience lui permettra de redécouvrir Nantes autrement.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017