30 ans après, la Bosnie sous la menace d’un éclatement. L’histoire revue et corrigée à l’espace Cosmopolis.

Avec les accords de Dayton de 1995, le conflit militaire en Bosnie- Herzégovine a été réglé mais pas les divisions politiques. 30 ans après l’attaque de Sarajevo, les menaces de dislocation du pays renaissent. A la manœuvre, Milorad Dodik. L’autocrate veut recréer une armée serbe. Il glorifie les criminels de guerre et porte un projet sécessionniste. Il est appuyé par le Président croate, Dragan Covic, et Vladimir Poutine. Pour évoquer ce sujet, l’association franco-bosnienne et l’assemblée européenne des citoyens de Nantes ont invité Loïc Trégourès, membre de l'Observatoire des Balkans, auteur du livre « Le football dans le chaos yougoslave » et co-auteur avec Aline Cateux d'une note de la Fondation Jean Jaurès «Bosnie-Herzégovine : vers un éclatement du pays ?»

08 Juin 2022

Que prévoyaient les accords de Dayton signés le 21 novembre 1995 ?

La Bosnie a été divisée en deux : d’un côté la Federajica (croato-bosniaque), de l’autre la Republika Srpska (serbe). Chaque République a son propre Parlement, un président et un gouvernement.

Ces deux Républiques sont chapeautées par un triumvirat composé des trois peuples (serbes, croates et bosniaques) avec une présidence collégiale, un gouvernement central et une assemblée parlementaire comportant deux chambres, celle des représentants et celles des peuples. L’autorité ultime est confiée au haut représentant de la communauté internationale, qui peut imposer des lois et limoger des officiels s’il le juge nécessaire pour la préservation d’une démocratie multiethnique.

Chaque République est découpée en canton, qui eux-mêmes ont leur propre gouvernement. Si bien que ce petit pays de quatre millions d’habitants compte quatorze Premiers ministres et une centaine de ministres. En revanche, les nettoyages ethniques ont été passés sous silence, ce qui a forcément créé du ressentiment.

Le spécialiste Loïc Trégourès décrypte la carte de la Bosnie-Herzégovine

Ce qu’en dit Loïc Trégourès, spécialiste des Balkans et enseignant à l’Institut catholique de Paris

D’abord, les occidentaux n’ont jamais compris la situation en Bosnie et ils ont apporté une mauvaise réponse dès le départ.
«Pourquoi lorsque Charles Michel,le Président du Conseil européen, se rend en Bosnie, va-t-il rencontrer les 3 chefs de partis nationalistes pour négocier plutôt que le Président du Parlement qui est élu ou des représentants de la société civile ? C’est la preuve que l’Europe n’a toujours pas avancé. 30 ans après, elle continue d’avoir cette vision ethno-centrée».

Ensuite, les bosniens n’aspirent qu’à la paix. Ils n’ont que faire des revendications nationalistes.
«Les chefs nationalistes font croire à l’Occident que si le conflit a eu lieu en Bosnie, c’est parce que les gens se détestent et sont des barbares. Et ils déconseillent à l’Europe d’intégrer la Bosnie car ce serait faire rentrer 2 millions de musulmans, donc des islamistes potentiellement des terroristes. Quand on connaît la pratique des musulmans en Bosnie, c’est risible. C’est un vieux fantasme qui date de l’empire ottoman. En réalité, les gens n’aspirent qu’à vivre ensemble et d’ailleurs, depuis 30 ans, il n’y a pas eu un seul crime de haine en Bosnie. »

En fait, les institutions mises en place par les accords de Dayton ont renforcé les nationalistes en leur accordant une rente de situation. Ces nationalistes qu’ils soient serbes, croates ou bosniaques ont intérêts à maintenir le statut quo institutionnel et à le faire dysfonctionner pour assoir leur mainmise mafieuse sur leurs communautés respectives et détourner les fonds à leurs profits. Le trucage des élections a un effet de démobilisation politique et participe à l’émigration massive des bosniens.

En réalité, en Bosnie, les gens ne votent pas librement. La corruption et les craintes de violences militaires paralysent le système.
« Les bosniens n’ont que 3 façons de survivre : émigrer en Allemagne pour exercer un métier rémunérateur et gagner leur vie ; être activiste et capable de contester le régime en place sur des problèmes précis par exemple les mini-centrales électriques ; ou bien monnayer leurs places dans les partis pour avoir un poste avantageux. Le secteur privé n’est pas assez développé pour espérer s’enrichir et vivre indépendamment du système ».

A Cosmopolis, beaucoup de questions à l’invité

Pourquoi la menace d’éclatement de la Bosnie est-elle à prendre au sérieux selon Loïc Trégourès ?

Tout d’abord parce qu’il y a eu en avril 2021 la révélation du scandale du «non paper» par la presse slovène. C’était juste avant la présidence slovène de l’Europe. Le Premier ministre slovène, Janez Janz, avait transmis à la Commission européenne un document non officiel que l’on a appelé le «non paper» qui évoquait l’idée d’un démembrement pacifique de la Bosnie-Herzégovine. La République Srpska était rattachée à la Serbie, l’Herzégovine à la Croatie et le reste, autour de Sajarevo, était rattaché soit à l’Europe, soit à la Turquie.

A cet épisode, il faut ajouter celui du 23 juillet 2021 : la promulgation d’une loi pénalisant ceux qui niaient les crimes de génocide et notamment le massacre de Srebrenica perpétré par les serbes. Mais ce n’est pas tout. Milorad Dodik, qui depuis son arrivée au pouvoir n’a cessé de prôner le séparatisme, est passé à l’acte. En décembre 2021, le Président de la République Srpska a déclenché le processus juridique de sortie de la Bosnie, un plan en 7 points comprenant la santé, les taxes indirectes, la défense et la sécurité. Une centaine de prérogatives jusqu’ici dévolues aux institutions nationales reviendraient à Srpska. La loi nationale serait annulée et les agents nationaux seraient expulsés.

Pour Loïc Trégourès, spécialiste des Balkans et co-auteur avec Aline Cateux d’une note de la Fondation Jean Jaurès «Bosnie-Herzégovine : vers un éclatement du pays ?», «il faut toujours se méfier d’un révisionniste, même s’il est minoritaire, car il a le temps devant lui. Un révisionniste a toujours un plan et il sait se saisir des opportunités pour le mettre en application et donner de l’ampleur à ses idées».

Depuis le revers électoral de Banja Luka en 2020, Dodik se sent acculé et il est prêt à tout pour conserver le pouvoir lors des prochaines élections à l’automne 2022. Il a menacé de couper le gaz aux habitants de Banja Luka parce qu’ils avaient mal voté, c’est-à-dire non pas pour le SNSD de Dodik mais pour le PDP de Draško Stanivuković qui dénonçait la corruption du régime. Et comme le souligne Loïc Trégourès, «un autocrate ne peut pas se permettre de perdre une élection, sinon il dit adieux à son enrichissement personnel, ses privilèges et son impunité judiciaire. Alors il n’hésite pas à acheter les votes en pratiquant le clientélisme par exemple en achetant un vote contre du travail à la mairie pour le fils de l’électeur corrompu. Et si cela ne suffit pas, le résultat des élections est truqué. En fait les gens ne sont pas libres pour voter».

Par ailleurs, le régime de Dodik ne se maintient au pouvoir et ne paye ses fonctionnaires que grâce au surendettement. Or la Bosnie n’arrive plus à rembourser ses emprunts auprès du FMI. Il se pourrait que la Chine ne vienne racheter des forêts et des entreprises nationales comme elle l’a fait au Montenegro. Il est à craindre que Dodik ne se serve de ce risque comme monnaie d’échange pour mettre à exécution son plan de sécession.

Et il n’est pas seul à jouer sur cet échiquier. La Russie mais aussi la Croatie sont des alliés objectifs de Dodik. Dragan Čović, le Président de la Communauté démocratique croate, rêve de créer une troisième entité en Herzégovine et de la rattacher à la Croatie. Il vient de proposer une réforme électorale pour inscrire la division ethnique dans la Constitution et instituer ainsi un vote ethnique.

Des réponses franches et claires de la part de Loïc Trégourès

Pourquoi la guerre en Ukraine nous concerne davantage que les tensions en Bosnie ?

Selon Loïc Trégourès, enseignant en science politique à l’Institut catholique de Paris,  il y a des bonnes et des mauvaises raisons. Les mauvaises raisons sont que l’on a oublié ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie, que l’on va y passer ses vacance et que les crises dans les Balkans sont considérées comme périphériques et localisées. En revanche, il y a de bonnes raisons de craindre les conséquences de la guerre en Ukraine parce qu’elle risque de bouleverser pour les dix ans qui viennent l’ordre mondial international.

Pour lui, les américains ne sont plus les seuls « gendarmes du monde ». Désormais, il va falloir compter avec la Russie et la Chine. Par ailleurs, la Russie est une grande puissance qui possède l’arme nucléaire et qui, en conséquence, à les moyens de nous détruire. Enfin, cette guerre se déroule sous nos yeux, quasiment en direct sur les réseaux sociaux, ce qui crée une proximité avec ce conflit.

Quel sont les scénarios de sortie pour cette guerre en Ukraine?

Trois pistes sont possibles selon Loïc Trégourès, actuellement responsable pédagogique en souveraineté numérique et en cybersécurité à l’IHEDN, l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale.

Premièrement, trouver un compromis comme avec les accords de Dayton en donnant un statut spécial au Dombass et à la Crimée, une forme d’autonomie. Les russes pourraient être d’accord s’ils obtiennent un droit de regard sur les affaires de Kiev. Mais accepteraient-ils l’inverse que Kiev obtienne aussi un droit de regard sur ces provinces autonomes et donc sur la Russie ? Rien n’est moins sûr.

Deuxième piste envisageable : un changement des frontières mais pour Loïc Trégourès, ce serait dangereux car cela avaliserait le fait que n’importe quel pays peut annexer un territoire comme la Crimée sans que personne ne s’insurge et sans qu’il n’y ait le moindre coup de feu. Toute frontière deviendrait alors source de contestation. Pour les russes, c’est le précédent du Kosovo qui justifie leur intervention en Ukraine et c’est un argument qui a du poids.

Troisième scénario de ce spécialiste des Balkans : créer une communauté politique européenne pour y faire rentrer l’Ukraine. Mais la notion est bien floue. S’agit-il d’une antichambre en attendant d’intégrer l’Union européenne ou bien d’un autre cercle d’influence différent de l’Union européenne avec des conditions d’accès et des obligations moins contraignantes où pourrait figurer par exemple le Royaume Uni. Mais alors que deviendraient les pays de l’Est à qui l’on a promis l’élargissement ? Et l’Ecosse si elle devient indépendante ? Et l’Islande ?
Bref, aucune de ces 3 solutions ne résoudraient vraiment la situation politique, un peu comme il y a 30 ans avec la Bosnie.

Featured Image Placeholder

30 ans après le siège de Sarajevo, des associations nantaises rendent hommage aux victimes de guerre à Cosmopolis

Tribune : «Monsieur le Président, faites de l’éducation aux médias et à l’information une grande cause nationale»

Quand on a été journaliste pendant plus de 30 ans à France 3, que l'on s'est enrichi de belles rencontres et de découvertes, on a envie de continuer à partager sa curiosité et son ouverture d'esprit avec d'autres. En travaillant bénévolement à Fragil, on peut continuer à se cultiver en toute liberté. Ca donne du sens à un retraité devenu journaliste honoraire.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017