10 février 2017

« Derrière la porte » : un récit interactif pour dénoncer les violences conjugales

Dans le cadre du HybLab Récits Interactifs 2016, en décembre à Rennes, une équipe d’étudiants a travaillé autour d'une nouvelle manière d'aborder les violences conjugales. Loin des clichés qui masquent toute une part de cette dramatique réalité. Sophie Barel, conceptrice graphique et doctorante, revient avec Fragil sur cette innovation médiatique.

« Derrière la porte » : un récit interactif pour dénoncer les violences conjugales

10 Fév 2017

Dans le cadre du HybLab Récits Interactifs 2016, en décembre à Rennes, une équipe d’étudiants a travaillé autour d'une nouvelle manière d'aborder les violences conjugales. Loin des clichés qui masquent toute une part de cette dramatique réalité. Sophie Barel, conceptrice graphique et doctorante, revient avec Fragil sur cette innovation médiatique.

Ouest MédiaLab, cluster ou association nantaise regroupant des acteurs du numérique, organise régulièrement des « HybLabs », qui mettent en compétition des projets d’étudiants autour du numérique. Lors du HybLab Récits Interactifs 2016, organisé par Ouest MédiaLab du 13 au 15 décembre 2016 à Rennes, un récit sur les violences conjugales a été réalisé par neuf étudiants en informatique, design graphique, information-communication et journalisme. L’équipe était dirigée par Sophie Barel, conceptrice graphique et doctorante/chargée de cours en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Rennes 2, et Hadrien Bibard, journaliste freelance et chargé de projets numériques. En compétition avec huit autres projets, le récit interactif « Derrière la porte » a été récompensé du premier prix délivré par un jury de professionnels. Au cœur de ce récit : Alex et Camille, deux étudiants en couple. Le choix de personnages non genrés dans l’écriture et dans les illustrations est volontaire. Le récit, lui, progresse grâce aux choix effectués par le lecteur.

Sophie Barel, qui travaille sur « les notions d’exposition de soi sur internet dans le cadre de revendications sociales », est revenue sur cette expérience en répondant aux questions de Fragil.

Fragil : En quoi consistait le HybLab Récits Interactifs 2016 ? Quel était votre rôle au sein du groupe ?

Sophie Barel : J’étais « experte/encadrante de projet », c’est-à-dire qu’avec mon collègue, Hadrien Bibard, nous avons proposé un projet à Ouest MediaLab et j’ai réalisé l’encadrement d’un groupe d’étudiants de diverses écoles, pendant trois jours. Le but étant de réaliser un projet au-delà du prototype à la fin du HybLab. C’est une sorte de hackathon où des individus avec des compétences différentes se retrouvent autour d’un projet commun, dans un espace physique et avec un temps donné.

Fragil : Pourquoi avoir choisi le sujet des violences conjugales ? Quel était le message à faire passer à travers ce récit ?

Sophie Barel : Nous avions tous les deux plusieurs observations. Hadrien avait l’impression que le gouvernement déployait beaucoup de moyens pour des campagnes de communication massive en lien avec les attentats, alors que celles des violences conjugales étaient réservées à un jour dans l’année (le 25 novembre, jour de sensibilisation aux violences faites aux femmes, ndlr) bien qu’elles tuaient toute l’année et davantage, proportionnellement parlant. Avec l’état d’urgence (les assignations à résidence, la loi sur le renseignement, etc.) il y a une campagne législative qui touche à la sphère privée. C’est donc possible. Mais pourtant, pourquoi assigner des militants et des journalistes à résidence, mais pas arrêter des hommes et des femmes violents avec leur prochain ?


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De mon côté, je trouvais que les campagnes de prévention sur la violence conjugale avait toujours la même tête. Le mot « tête » n’étant pas choisi au hasard puisque c’est la plupart du temps un visage de femme visiblement battue qui illustre ce type de communication. À force d’utiliser tout le temps le même visuel, cette représentation enferme cette violence dans une image, une représentation que l’on se fait de ces agressions, comme si la violence conjugale n’était de la violence conjugale que s’il y avait un bleu visible sur le visage, ou qu’il y avait une fracture. Il existe le même phénomène avec le viol, où pour certain(e)s, un viol n’est un viol que si c’est un inconnu qui agresse une femme dans un parking et la menace avec un couteau. Ce qui ne correspond pas à toutes les réalités.

Fragil : Quelles étaient les principales étapes pour construire ce récit ? Comment s’est passé le travail d’équipe ?

Sophie Barel : On avait un programme très précis, fourni par l’équipe du HybLab. Le premier jour, les étudiants devaient présenter trois idées différentes, en fonction des publics visés pour ces projets, et il fallait faire une sélection. Le lendemain, ils attaquaient vraiment la réalisation : écriture, graphisme, développement web,… Ils ont pu voir l’importance de brainstormer un projet, pour partir sur de bonnes bases, un vrai brief, et qu’il fallait ensuite se tenir à ce qui est prévu, faire avec les contraintes, le cadre établi. Au niveau du contenu, ils ont choisi de faire un récit-témoignage, à partir du corpus que j’avais fourni en arrivant. Je voulais qu’ils travaillent sur la notion d’intimité et de sphère privée justement.

A force d'utiliser tout le temps le même visuel, cette représentation enferme cette violence dans une image, une représentation que l'on se fait de ces agressions. Sophie Barel, conceptrice graphique et doctorante

Être dans un même lieu a pu aider à la communication entre les pôles de travail, qui ont été rapidement définis (graphisme, communication, écriture/recherches, développement) sachant qu’il peut y avoir des missions spécifiques par étudiant aussi. Chacun devait accepter que certains pôles aient des compétences qu’ils n’ont pas, mais que c’est aussi l’occasion d’apprendre à travailler ensemble et à simplifier le travail des autres. On prenait un temps pour centraliser les informations et qu’elles soient approuvées par tout le monde, il ne fallait pas se sentir lésé et expliquer pourquoi on faisait tel ou tel choix. C’est du temps, mais il suffit de le prendre en compte dans le planning. En vérité, j’ai voulu aller contre tout ce qui me dérangeait personnellement dans le milieu du travail, et j’ai appliqué ce que j’avais trouvé intéressant également.

Fragil : Comment qualifierez-vous l’utilisateur découvrant un récit interactif ? Un lecteur, un joueur ou une autre dénomination ?

Sophie Barel : Personnellement, j’aurais tendance à dire « joueur », il y a une prise de décision du lecteur qui fait qu’il bascule dans l’activité ludique, il devient alors joueur, il n’est plus passif. Le support est transformé par l’interaction. Après ça fait un peu bizarre d’être « joueur » quand on lit un récit interactif sur un sujet dramatique conçu par un journaliste par exemple… Mais on dit bien « Soyons sérieux, jouons ! ».

Fragil : Quels sont, selon vous, les atouts d’un récit interactif par rapport à un article long format ou une nouvelle ?

Sophie Barel : L’implication n’est pas la même. On est moins passif, ça doit un peu « forcer » le cerveau à rester en éveil, alerte. J’ai tendance à mieux me rappeler de quelque chose dans lequel j’ai été impliquée, même à petite échelle. C’est probablement pour cela que l’aspect ludique dans la pédagogie est intéressant. Le site Do not track sur la vie privée en ligne et l’économie du web est un bon exemple. C’est le genre de contenu que je montre en cours à l’Université, l’aspect interactif est totalement justifié ; après l’avoir fait, on s’en souvient.

Fragil : Voyez-vous des inconvénients à ce type de production ?

Sophie Barel : On peut être tributaire des personnes et des compétences disponibles pour réaliser les projets, mais ça fait aussi partie du jeu et du hasard de la situation. Au final, je trouve que c’est plus une contrainte qu’un inconvénient, et de la contrainte naît la créativité à mon avis. Pareil pour les contraintes de temps et d’espace du HybLab.

Fragil : Seriez-vous prête à réitérer l’expérience ou développer davantage, avec d’autres situations par exemple, le projet déjà réalisé ?

Sophie Barel : Bien sûr ! J’espère bien réitérer l’expérience, qui était très positive. Ça m’a permis d’appliquer des choses, pédagogiquement parlant, et de m’autoformer un peu plus sur les outils de récits interactifs. Pour le projet en cours, nous avons déjà pu en parler à une soirée StoryCode à Nantes en janvier 2017, et avec le groupe d’étudiants nous aimerions bien réussir à le finir. Ça peut prendre du temps (surtout que nous sommes une dizaine) mais ça serait une belle continuité.

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À l'affût des dernières innovations numériques, Valentin a un goût prononcé pour l'info 2.0. La création de projets journalistiques innovants et l'usage du numérique par différents publics sont des domaines qu'il affectionne, parmi tant d'autres...

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017