14 février 2020

Jean Racine croise Marguerite Duras au Grand T

Le grand T a affiché, du 31 janvier au 6 février 2020, la sublime Bérénice de Racine (1670), dans la vision de Célie Pauthe, ponctuée d’extraits de Césarée, un court-métrage de Marguerite Duras (1979), qui montre de fascinantes correspondances d’un auteur à l’autre.

Jean Racine croise Marguerite Duras au Grand T

14 Fév 2020

Le grand T a affiché, du 31 janvier au 6 février 2020, la sublime Bérénice de Racine (1670), dans la vision de Célie Pauthe, ponctuée d’extraits de Césarée, un court-métrage de Marguerite Duras (1979), qui montre de fascinantes correspondances d’un auteur à l’autre.

Célie Pauthe dirige depuis 2013 le Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté, où cette Bérénice a été créée le 24 janvier 2018. L’Odéon Théâtre de l’Europe a ensuite programmé ce spectacle du 11 mai au 10 juin de la même année, aux Ateliers Berthier, un lieu associé au nom de Racine puisqu’il a été inauguré en 2003 pour le théâtre, avec la mémorable Phèdre mise en scène par Patrice Chéreau. Célie Pauthe est entrée dans cet univers racinien, nourrie par des œuvres de Marguerite Duras, dont elle a monté en 2015 un diptyque composé de La bête dans la jungle, d’après Henry James, et de la maladie de la mort, présenté notamment au Théâtre National de la Colline. C’est à ce moment qu’elle a découvert Césarée, qui a été une porte d’entrée sur Bérénice. Racine et Duras se frôlent en effet sur plusieurs motifs, comme ceux de la captivité amoureuse et de l’exil. Dans l’envoûtant film India Song (1975), le vice-consul de Lahore crie le nom de celle dont il est fou amoureux, Anne-Marie Stretter, qui vit désormais en Inde avec son mari, et qui s’appelait auparavant Anna Maria Guardi, « son nom de Venise dans Calcutta désert ». Le thème de l’ailleurs se décline aussi dans la Chine du barrage contre le pacifique (1950) ou de L’amant (1984). Dans la pièce de Racine, Bérénice et Titus s’aiment d’un amour réciproque, et la princesse de Judée est partie de son pays pour suivre l’envahisseur jusqu’à Rome. À la mort de son père Vespasien, Titus devient empereur, mais la loi romaine lui interdit d’épouser une princesse étrangère. De plus, Antiochus, l’ami de Titus, est épris de Bérénice. Dans cette situation extrême, Célie Pauthe invente un théâtre où l’on peut crier un amour.

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Bérénice-1©Elisabeth-Carecchio
« Césarée. Cesarea. Capturée. Enlevée. Emmenée en exil sur le vaisseau romain. ». Marguerite Duras.

Elisabeth Carecchio

Césarée, entre captivité et répudiation

Antiochus dit les premiers mots de la tragédie de Racine, il en prononce aussi le dernier, « Hélas ». Ainsi, cette figure de l’amour impossible intervient aux deux extrémités de la pièce, en l’enveloppant de sa douleur. A la scène 4 de l’acte 1, il rappelle le carnage des romains lors du siège de Césarée, «  un siège aussi cruel que lent », dans des images « de flammes, de la faim » où Titus « laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines ». Mais cette ville de désolation est aussi associée au sentiment amoureux qu’Antiochus éprouve pour Bérénice. Il poursuit ainsi son discours, «  Je demeurai longtemps errant dans Césarée, lieux charmants où mon cœur vous avait adorée ». Dans ce climat de guerre, la Princesse a cependant écouté les battements de son cœur en quittant son peuple au bras de l’ennemi, « Rome vous vit, Madame, arriver avec lui ». Mounir Margoum sculpte les vers raciniens avec beaucoup d’intensité, tout en apportant une belle profondeur à la figure tourmentée d’Antiochus, voyeur malgré lui d’une passion qui lui fait mal.

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Bérénice-2©Elisabeth-Carecchio
Titus et Bérénice

Elisabeth Carecchio

…il est émouvant d’entendre la voix de Marguerite Duras prolongeant en un troublant écho les mots de Racine…

La ville de Césarée est également au centre du court métrage dont on voit des extraits entre les actes, comme des respirations, sur lesquelles il est émouvant d’entendre la voix de Marguerite Duras prolongeant en un troublant écho les mots de Racine. Il ne subsiste que des bribes de douleurs contrastées,  toujours à vif, dans la mémoire d’une destruction, de l’exil puis de la répudiation qu’exigent les romains. Les formules sont lapidaires mais pénétrantes et d’une poignante vérité, comme « La douleur de leur séparation », « Tout détruit. Tout a été détruit », « Césarée. Cesarea. Capturée. Enlevée. Emmenée en exil sur le vaisseau romain. », « Lui. Le criminel. Celui qui avait détruit le temple de Jérusalem ». Les images représentent des vues improbables de Paris, des ponts, des berges ou d’imposantes sculptures dans des jardins, ce qui donne au film un côté intemporel, parfaitement intégré à l’atmosphère et à la force du spectacle. La scénographie de Guillaume Delaveau joue sur des nuances de blanc, de l’écran du fond, où l’on voit Césarée, à un voile, sur le côté, qui symbolise l’orient ou la tragédie, en passant par le sol, recouvert d’un sable d’une blancheur irréelle, poussière ou cendres, mémoire de ce qui reste, en écho à ces superbes formules de Marguerite Duras, « Le sol. Il est blanc. De la poussière de marbre mêlée au sable de la mer ».

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Bérénice-3©Elisabeth-Carecchio
Phénice et Bérénice

Elisabeth Carecchio

Les larmes d’une princesse et celles d’un Empereur

Les éléments de décor sont un canapé gris et une table basse, et les éclairages de Sébastien Michaud enveloppent ces cœurs blessés d’une lumière intime. Mélodie Richard explore avec beaucoup de justesse le cheminement intérieur de Bérénice, très incarné. Elle entre en scène en riant en compagnie de Phénice, sa confidente, une coupe de champagne à la main. Sa superbe robe émeraude, conçue par Anaïs Romand, donne au drame une touche de couleur, quand tout semble encore possible. La princesse est d’abord complètement aveuglée par sa passion pour Titus, malgré les avertissements. Elle affirme son refus de la réalité à la fin des deux premiers actes, dans une confiance désespérante « Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler : il verra le sénat m’apporter ses hommages », ou en évacuant tout malentendu sur ces mots « Si Titus est jaloux, Titus est amoureux». L’actrice s’empare ensuite, par une présence intense, de toutes les nuances de la souffrance amoureuse, dans un mouvement qui rappelle de travail de deuil. Bérénice prend en effet peu à peu conscience de l’état d’abandon dans lequel elle se trouve, notamment dans cette réplique sans appel « Je me suis crue aimée » ; elle échange quelques mots avec Phénice en hébreux, pour se rattacher à ses racines. Complètement anéantie, dans l’imminence de la séparation, elle se couvre la tête d’un casque d’or, vague  réminiscence d’un pouvoir perdu, et elle crie, d’une voix étranglée par les sanglots, « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? » La voix-off de Marguerite Duras résonne comme un chœur de tragédie antique, « Répudiée pour raison d’état. Le sénat a parlé du danger d’un tel amour ».

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Bérénice-5©Elisabeth-Carecchio

Elisabeth Carecchio

« Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez! »

La conduite du nouvel empereur est dictée par cette raison d’état, après la mort de son père. L’appel de la gloire est récurrent dans les répliques de Titus, particulièrement dans ses confrontations avec Bérénice, mais l’homme de pouvoir vacille ici sous la puissance de son amour. Eugène Marcuse apporte au jeune monarque une vibrante humanité, sa rigidité s’effritant peu à peu, dans un regard et des accents mélancoliques. Lors de son entrée en scène, il jette sur la table basse sa couronne de lauriers, symbole d’un pouvoir devenu dérisoire,  et tout son jeu reflète ensuite ses déchirements intérieurs, pour atteindre, au dernier acte, le visage suffocant d’un homme dévasté. Un vers de la Princesse, d’une saisissante beauté, illustre son état, « Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez! ». Cette douleur à trois voix s’achève sur un renoncement final, dans la conscience d’un amour impossible, «  Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers, de l’amour la plus tendre et la plus malheureuse », et le spectacle s’achève sur d’ultimes images de Césarée. L’ensemble de la troupe fait vibrer la langue racinienne d’une vie de chaque instant, nous offrant un très beau moment de théâtre.

Création de reportages Instagram à la médiathèque Jacques Demy de Nantes

Conférence sur les écrans, internet et les réseaux sociaux au collège Rosa Parks de Nantes

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017