26 août 2016

« Roméo et Juliette » à la Comédie-Française : précipice amoureux

Eric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française depuis 2014, a inscrit « Roméo et Juliette » à sa première programmation. Le spectacle, dont il signe la mise en scène, a été joué salle Richelieu du 5 décembre 2015 au 30 mai 2016, et sera repris, en alternance, du 30 septembre au 1er février prochains. La pièce mythique de Shakespeare n'y avait pas été représentée depuis 1954!

« Roméo et Juliette » à la Comédie-Française : précipice amoureux

26 Août 2016

Eric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française depuis 2014, a inscrit « Roméo et Juliette » à sa première programmation. Le spectacle, dont il signe la mise en scène, a été joué salle Richelieu du 5 décembre 2015 au 30 mai 2016, et sera repris, en alternance, du 30 septembre au 1er février prochains. La pièce mythique de Shakespeare n'y avait pas été représentée depuis 1954!

Eric Ruf était Hippolyte dans la vision marquante de Phèdre de Patrice Chéreau en 2003. Il partage avec l’illustre metteur en scène la nécessité de raconter une histoire, avant toute autre chose. Ainsi, il conçoit lui-même le décor, comme un système à jouer. Tout, sur le plateau, converge vers une même narration, également prise en charge par les costumes de Christian Lacroix, la chorégraphie de Glysleïn Lefever et les lumières de Bertrand Couderc, dans un véritable tourbillon d’émotions. Le choix d’une version scénique adaptée de la traduction de François-Victor Hugo (1868) permet d’atteindre une langue simple et vivante, portée par des acteurs électrisés par le jeu.

Cette insouciance passagère mais intense est l’une des clefs de la mise en scène, puisque l’on bascule très vite du rire aux larmes, d’un éclatant bonheur au plus profond désespoir

Urgence de vie

Il y a, dans cette vision de Roméo et Juliette, une énergie incroyable, qui transporte le spectateur dès la première scène. L’âme de la Comédie-Française et l’esprit de troupe s’imposent dans une telle ferveur sur le plateau. Le spectacle s’ouvre sur une fête débordante de vie, dans l’Italie de l’entre-deux-guerres, où l’on chante et l’on danse dans l’instant, sans se soucier de ce qui peut arriver après. Cette insouciance passagère mais intense est l’une des clefs de la mise en scène, puisque l’on bascule très vite du rire aux larmes, d’un éclatant bonheur au plus profond désespoir. Dès ce moment inaugural, les protagonistes semblent pris par la fièvre.

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Les lumières de Bertrand Couderc baignent l’action dans une chaleur écrasante en projetant sur les murs l’éclat des passions et du soleil méditerranéen à son zénith.
Les lumières de Bertrand Couderc baignent l’action dans une chaleur écrasante en projetant sur les murs l’éclat des passions et du soleil méditerranéen à son zénith.

Vincent Pontet

Le travail chorégraphique de Glysleïn Lefever accompagne la discontinuité des situations et des états d’âme. La gestuelle épouse la moindre aspérité de cœurs qui s’affolent. Cette chorégraphe réglait avec une même intensité les mouvements des corps de Cabaret, selon Olivier Desbordes (2014). La musique occupe également une place très importante, en symbiose avec les mots, et la direction d’acteurs nous rappelle qu’Eric Ruf est aussi metteur en scène d’opéra. Il sculpte le texte comme une partition. Sa belle vision du Pré aux Clercs d’Hérold (1832) à l’Opéra-Comique en mars 2015 donnait à l’œuvre d’ineffables nuances.

La gestuelle épouse la moindre aspérité de cœurs qui s’affolent

Les lumières de Bertrand Couderc baignent l’action dans une chaleur écrasante en projetant sur les murs l’éclat des passions et du soleil méditerranéen à son zénith. On doit notamment à cet artiste l’ambiance saisissante de De la maison des morts de Janacek, dans la mise en scène de Patrice Chéreau en 2007. Les façades mobiles délabrées par le temps racontent elles-mêmes une histoire, puissante et vraie. Ce souci de vérité se décline enfin dans les costumes d’une émouvante authenticité de Christian Lacroix, qui a déjà collaboré à de mémorables productions de la Comédie-Française : Phèdre (1995), Cyrano de Bergerac (2006) et Lucrèce Borgia (2014).

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Lors de la scène du balcon, Juliette paraît en lévitation, hissée très haut dans une lumière blanche, sur une terrasse sans rambarde, au bord du vide.
Lors de la scène du balcon, Juliette paraît en lévitation, hissée très haut dans une lumière blanche, sur une terrasse sans rambarde, au bord du vide.

Vincent Pontet

Tous les personnages de la pièce ont un côté instable et leurs sensibilités écorchées s’exacerbent parfois dans des règlements de compte, qui évoquent la vendetta. La haine entre les deux familles s’enracine dans des coutumes et des rites ancestraux. Suliane Brahim se montre en Juliette d’une émotivité poussée à l’extrême, et rendue plus vive encore par l’amour qu’elle découvre. Elle brûle d’un sentiment dévastateur qui ne connaît pas la moindre concession. Cette actrice exceptionnelle, qui était particulièrement troublante dans le rôle travesti de Gennaro de Lucrèce Borgia, explore les excès de l’adolescence avec une justesse poignante. Lors de la scène du balcon, elle paraît en lévitation, hissée très haut dans une lumière blanche, sur une terrasse sans rambarde, au bord du vide.

Lors de la scène du balcon, Juliette paraît en lévitation, hissée très haut dans une lumière blanche, sur une terrasse sans rambarde, au bord du vide

Mise en scène de la mort

Le spectacle repose sur une dramaturgie de l’enfermement, avec des murs qui se déplacent et resserrent les espaces. Pendant la fête chez les Capulet, dont on ne voit rien, Roméo et Juliette échangent leur premier baiser à proximité de lavabos, dans un envers du décor où les autres ne font que passer. Des parois épaisses isolent la chambre de Juliette, où son père énonce les règles rigides qu’il lui impose, et l’injonction d’épouser le comte Pâris.

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L’immense Didier Sandre offre à cette figure paternelle une démesure teintée de subtiles variations.
L’immense Didier Sandre offre à cette figure paternelle une démesure teintée de subtiles variations.

Vincent Pontet

L’immense Didier Sandre offre à cette figure paternelle une démesure teintée de subtiles variations. Capulet ne maîtrise ni son discours ni sa violence lorsqu’il insulte sa fille en des termes insoutenables, mais sa voix se brise quand il se révèle d’une humanité touchante et vraie. La très émouvante Danièle Lebrun dessine une Lady Capulet juvénile, habitée par ses rêves de jeune fille à l’évocation du prochain mariage. Claude Mathieu est une nourrice dont on se souvient, sincère et haute en couleurs. Toutes ces sensibilités explosent lors de la mort de Tybalt, cousin de Juliette tué par Roméo, dans la représentation exacerbée d’une douleur infinie.

Afin de fuir une réalité oppressante, Juliette reste seule dans sa chambre pour boire la fiole de poison donnée par frère Laurent, qui lui fera prendre l’aspect d’une morte. Un lavabo fixé au mur rappelle le premier baiser échangé avec son amant désormais banni de Vérone. Elle allume la radio d’où l’on entend une chanson mélancolique en italien, et pleure en se parant de sa robe de mariée, devenue bien encombrante.

On croit voir la loge d’une actrice sur le point de jouer un rôle devenu trop grand. Ses larmes font mal

On croit voir la loge d’une actrice sur le point de jouer un rôle devenu trop grand. Ses larmes font mal. Elle déclare, avec une détermination déchirante, que cette scène, elle doit la jouer seule : la mort feinte dessine l’espoir fragile de retrouvailles avec l’être aimé.

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On croit voir la loge d’une actrice sur le point de jouer un rôle devenu trop grand. Ses larmes font mal. .
On croit voir la loge d’une actrice sur le point de jouer un rôle devenu trop grand. Ses larmes font mal.

Vincent Pontet

L’acte du tombeau, aux lumières inquiétantes, est saisissant. Il s’ouvre sur les accords grinçants de la scène du cimetière dans Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau. Eric Ruf s’est souvenu de « Palerme et ses catacombes où les corps sont disposés, debout, dans leurs habits du dimanche ». On découvre le sépulcre, en bas duquel les morts se tiennent fièrement, habillés de costumes d’apparat, pour leur ultime représentation. Le mausolée est ainsi le théâtre d’un nouveau duel, de la fatale méprise et du repos éternel des deux amants. Cette vision de Roméo et Juliette à la Comédie-Française est un très grand moment et sa reprise en 2016-2017 prend place dans une saison qui s’annonce passionnante, avec notamment, dès le 24 septembre, Les Damnés de Luchino Visconti, dans la mise en scène de Ivo van Hove présentée au récent festival d’Avignon. Une perspective exaltante, parmi d’autres titres qui font rêver !

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Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017