10 novembre 2017

« Opération Lune », la fake news en œuvre d’art

Habituée à proposer des rencontres et événements riches et variés, la médiathèque Victor-Jara de Couëron a, dans le cadre du « Mois du doc », proposé la projection publique d’« Opération Lune » de William Karel, un documentaire canular autour d’un événement qui a marqué le XXe siècle: la course à la Lune. Le débat qui a suivi la projection était animé par Arnaud Hée, enseignant et critique de cinéma. Retour sur cette soirée pleine d’enseignements.

« Opération Lune », la fake news en œuvre d’art

10 Nov 2017

Habituée à proposer des rencontres et événements riches et variés, la médiathèque Victor-Jara de Couëron a, dans le cadre du « Mois du doc », proposé la projection publique d’« Opération Lune » de William Karel, un documentaire canular autour d’un événement qui a marqué le XXe siècle: la course à la Lune. Le débat qui a suivi la projection était animé par Arnaud Hée, enseignant et critique de cinéma. Retour sur cette soirée pleine d’enseignements.

La projection touche à sa fin, le générique défile. Installés dans les confortables fauteuils de la médiathèque, les spectateurs restent assis, scotchés, incrédules. « Opération Lune » touche à sa fin. Réalisé en 2002 et diffusé pour la première fois le 1er avril 2004 sur Arte, le documentaire de William Karel est construit comme une enquête sur les célibrissimes images des premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune, événement médiatique vu par plus de deux milliards de téléspectateurs.

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Mediathèque Victor-Jara

Documenteur !

Subtil mélange de réalité, de fiction et d’hypothèses, « Opération Lune » dévoile l’envers du décor de la conquête spatiale et du duel entre les États-Unis et l’Union Soviétique pendant la guerre froide. En toile de fond du documentaire, une théorie : pour parer à l’éventualité d’un échec de la mission Apollo 11, l’administration américaine aurait demandé à Stanley Kubrick de mettre en scène ces images sur la Lune en studio. Pour semer le doute, William Karel a impunément « détourné des entretiens, et nous n’avons mis aucun des témoins dans la confidence, ni les gens de la NASA, ni Aldrin, ni la femme de Kubrick, ni le frère de celle-ci. En détournant leurs témoignages, il suffisait d’avoir un faux témoin, en l’occurrence la secrétaire de Nixon, pour faire le lien et rendre l’histoire crédible. Aux vrais témoins, nous disions que nous faisions un film sur Kubrick, sur son film, sur la Lune ou sur la NASA, et nous leur posions des questions un peu vagues… ». Entre mensonges et vérités, ce film repose entièrement sur la qualité des personnalités interviewées qui rendent le canular crédible: Donald Rumsfeld, Henry Kissinger, Buzz Aldrin, la femme de Stanley Kubrick… Subtil, le montage accentue la crédibilité des propos, les différents intervenants semblant tous attester, confirmer et raconter ces événements dans leurs moindres détails. Stupéfiant !

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William Karel photographié par Olivier Roller

Olivier Roller

Une solution : l’éducation aux médias

Le résultat: un faux documentaire qui choque, perturbe et prouve qu’avec les images et le son, on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui et faire avaler n’importe quoi à n’importe qui. Constat effrayant dans notre monde audiovisuel. Une seule solution pour ne pas se laisser berner: l’éducation, notamment aux médias et à l’information. « Si on analyse attentivement le film, les cinq conseillers de Nixon ne parlent pas une seconde de la Lune, mais il y a un faux témoin au milieu, la secrétaire de Nixon, qui est la seule à parler de la Lune. Elle permet de faire le lien. Les autres n’en parlent pas, et pour cause, je les ai interviewés un an avant pour faire un film sur le watergate et, quand on a décidé de faire ce faux documentaire, pour le rendre crédible, on a retranscrit tous ces entretiens et on a choisi des petits bouts pour faire croire qu’ils parlaient de la Lune ».

A l’heure des fake news, l’initiative de William Karel montre une fois de plus que la manipulation est simple, rapide, facile, mais à ne pas placer entre des mains malveillantes. « Opération Lune », à regarder l’oeil aiguisé…

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L'affiche d'"Operation Lune"

Entretien avec Arnaud Hée

Enseignant et critique de cinéma, Arnaud Hée a accepté de répondre à nos questions en marge du débat qu’il animait après la projection d’ « Opération Lune ».

FRAGIL : Selon vous, est-ce que l’homme a réellement marché sur la Lune ?
ARNAUD HEE : (il rit) Selon moi, oui, il semblerait que ce soit vrai.

FRAGIL : Selon vous, quelles étaient les intentions du réalisateur ?
ARNAUD HEE : Je pense que l’idée était de questionner les ingrédients de l’audiovisuel, de montrer les différentes possibilités d’agencement des images. Comment un son ou une voix off modifie-t-il la perception de l’image, impose un sens ou le déplace ? Je dirais que les intentions du réalisateur sont là, c’est à dire de mettre en pratique l’idée de manipulation.

FRAGIL : Comment démêler le vrai du faux dans ce documentaire ?
ARNAUD HEE : Je dirais que ça dépend de la manière dont on est armé face aux images, mais certainement en le voyant plusieurs fois, c’est d’ailleurs un film qui se revoit très bien. Le film a un double mouvement: la séduction de la fiction et, en même temps, une sorte de mise en garde face à notre propension de spectateur à adhérer à la fiction.

FRAGIL : Comment démêler le vrai du faux dans un documentaire en général ?
ARNAUD HEE : Disons qu’il y a toujours du faux dans le documentaire qui est la fabrication de l’image. Faire un cadre, ce n’est pas mentir, mais c’est déjà choisir, c’est exclure, c’est faire rentrer des choses et en exclure d’autres. Un documentaire si on le place du côté du cinéma, c’est une forme de mensonge, de construction, de fabrication. Le documentaire se base sur l’idée de filmer dans le monde tel qu’il est, dans la matérialité du monde tel qu’il est. Mais il s’agit toujours, comme dans tout film, de produire un récit, de produire des émotions qui peuvent être esthétiques. Si on place le documentaire comme une forme cinématographique, il est constitué de mensonges.

FRAGIL : Pourquoi ce type de création, les « mockumentary », est important ? Notamment en 2017, à l’heure des fake news ?
ARNAUD HEE : Il est important parce qu’il peut être le lieu d’invention et d’expérimentation, comme c’est le cas dans « Opération Lune ». Il est un terrain de jeu pour pouvoir jouer avec les ingrédients de toute forme audiovisuelle. Il y a souvent quelque chose de très ludique dans ces documentaires ou mockumentary. Opération Lune s’est fait dans un esprit potache, mais il est très intéressant en tant qu’objet réflexif sur les images et les sons. C’est une forme qui peut être quelque chose de l’ordre de l’éveil d’un esprit. Ce sont des films qui devraient éduquer au sens pédagogique le plus noble. On parle beaucoup de fake news depuis l’élection de Trump, mais il y a aussi toutes les formes de complotisme passant par l’image. Opération Lune montre qu’une image est extrêmement manipulable et qu’il est facile d’y placer le sens qu’on veut.

Pour ceux qui n’auraient pas encore vu « Opération Lune », courrez vous procurer cet OVNI cinématographique et vous ne regarderez plus jamais les documentaires et les infos de la même manière.

Trump An 1

Le passage du temps aux Utopiales

Réalisateur de formation, Merwann s’intéresse à la musique, à la littérature, à la photographie, aux arts en général. De juillet 2017 à juillet 2023, il a été rédacteur en chef du magazine Fragil et coordinateur de l'association.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017