4 novembre 2016

Premier organe auditif, le cœur – Rencontre avec Sean Bouchard

De The National à Le Loup, de Motorama à Will Samson, de The Organ à Flotation Toy Warning, le label bordelais Talitres peut se targuer aujourd'hui d'avoir accompagné 15 années de découvertes musicales au rayon pop, rock et folk, qui remuent l'âme et le cœur. Dans le cadre de cet anniversaire marqué par de nombreux événements à Paris et à Bordeaux, rencontre avec un homme de passion, Sean Bouchard, fondateur de Talitres.

Premier organe auditif, le cœur – Rencontre avec Sean Bouchard

04 Nov 2016

De The National à Le Loup, de Motorama à Will Samson, de The Organ à Flotation Toy Warning, le label bordelais Talitres peut se targuer aujourd'hui d'avoir accompagné 15 années de découvertes musicales au rayon pop, rock et folk, qui remuent l'âme et le cœur. Dans le cadre de cet anniversaire marqué par de nombreux événements à Paris et à Bordeaux, rencontre avec un homme de passion, Sean Bouchard, fondateur de Talitres.

Dans le cadre des 15 ans de Talitres, une série d’événements marque le coup et raconte l’histoire de cette entreprise exigeante montée par un homme de passion, Sean Bouchard. Suite à une conférence captivante donnée à Trempolino en février 2015, Fragil a souhaité donner la parole à ce patron d’une petite entreprise qui, malgré la crise, permet de garder espoir en l’intégrité de choix avant tout artistiques, et (re)donne envie d’écouter en boucle le catalogue d’un label authentique.

Fragil : Comment expliques-tu cette admiration mêlée de tendresse qu’ont beaucoup de personnes, dans le métier et parmi le public, pour toi et le travail réalisé par Talitres ?

Sean Bouchard : C’est pas facile comme question, mais c’est chouette de ressentir de la tendresse en tout cas…(sourire). Il y a évidemment l’image que l’on dégage. Le label a 15 ans cette année, et le premier point c’est que l’image du label c’est avant tout la cohérence de son catalogue constitué au fil des années depuis la première référence qui est le premier album d’Elk City, Status, jusqu’au dernier album de Motorama, Dialogues, et puis Laish, la dernière signature du label, qui sort dans deux jours son disque Pendulum Swing . Même s’il y a évidemment des différences entre des pièces maîtresses du catalogue comme un album de Motorama et un album de Stranded Horse, ou l’évolution artistique de quelqu’un comme Will Samson…Je tiens également beaucoup au terme d’exigence, car pour moi le propre d’un label indépendant comme Talitres c’est d’avoir une exigence de cœur en quelque sorte. L’ensemble des groupes qui sont signés chez Talitres le sont car à un moment donné on a envie de porter ces projets, on a eu envie de les défendre avec tout notre cœur, toute notre âme et toute notre volonté. On ne verse pas dans des volontés purement commerciales quand on signe un groupe. Les signatures sont là car elles répondent à un besoin de porter un projet de la manière la plus intègre possible et de le faire connaître au plus grand nombre. Quand j’écoute un groupe de façon un petit peu obsessionnelle, à un moment donné je me dis que je ne peux pas faire autrement que de sortir ce projet-là (rires). Et je pense que c’est cela qui transparaît dans notre image. La clé d’un label comme Talitres, c’est le regard artistique que l’on porte sur le catalogue. Bien évidemment il faut ensuite travailler les projets avec des capacités qui leur sont propres. Il y a des groupes qu’on signe et qui sont plus à même de passer sur des radios nationales, comme Radio France ou FIP. Mais dans un premier temps c’est la démarche artistique.

L'industrie musicale a longtemps travaillé les disques comme on travaille les pots de yaourts Sean Bouchard

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Édouard Massonnat, chargé de développement et Sean Bouchard, fondateur de Talitres.
Édouard Massonnat, chargé de développement et Sean Bouchard, fondateur de Talitres.

Talitres

La seconde raison, c’est que depuis que j’ai créé le label, je cherche à être le plus transparent possible. Quand j’ai mis les pieds dans cette industrie – et c’est vraiment le cas de le dire, car je suis arrivé dans l’industrie musicale sans en connaître les tenants et les aboutissants (réseaux, contrats…) – j’ai vite compris que c’était une industrie en crise et que cette crise était durable et profonde. Mais aussi que cette crise s’était installée car l’industrie musicale avait fait pas mal d’erreurs. Car elle avait longtemps travaillé les disques comme on travaille les pots de yaourts, purement et simplement comme des produits commerciaux. Et qu’on avait essayé d’imposer sur le marché non pas des œuvres artistiques mais des produits. Donc le marché a été gonflé de façon artificielle. Et il me semble indispensable à l’heure actuelle de faire preuve de transparence et d’éthique : ça veut dire répondre aux demandes des journalistes quand ils veulent connaître les entrailles du label. Je pense notamment à un journaliste de Libération qui est venu il y a quelques années pour voir comment notre quotidien se passait, il m’a posé pas mal de questions économiques sur le label et je trouve ça bien et je trouve assez indispensable d’y répondre.

Un label comme Talitres a besoin d’avoir la plus grande exposition médiatique et de vendre des disques, mais a besoin de le faire de façon exigeante, cohérente et durable Sean Bouchard

On est un label avant toute chose chez Talitres, mais on a aussi développé un certain nombre d’activités, notamment d’entrepreneur de spectacles. Faire des coups quand on sort un disque, ou faire des coups quand on organise une tournée, moi ça m’intéresse pas car je pense que ce n’est pas comme ça qu’on construit l’avenir et qu’on construit l’image d’un label comme le nôtre. Ma volonté a toujours été de construire des choses sur la durée que ce soit avec nos artistes ou nos partenaires – par exemple Jean-Michel (Dupas, programmateur de Stereolux, ndlr), l’équipe du Soy à Nantes avec Alex Labbé ou l’équipe de la Route du Rock. Je les considère comme des partenaires et comme appartenant à une grande famille que j’espère la plus vertueuse possible qui est la famille de l’industrie musicale. Parce que ça reste une industrie, il ne faut pas se leurrer. Quand on est label indépendant, on a bien évidemment besoin de se reposer sur l’artistique mais on a aussi besoin de vendre le plus de disques possible, ne serait-ce que par respect pour nos artistes. C’est pas le monde de Oui-Oui. On a besoin d’avoir la plus grande exposition médiatique, on a besoin d’être présents sur les réseaux sociaux, sur des médias classiques, des radios nationales, mais on a besoin de le faire de façon exigeante, cohérente et durable. Je pense, en tout cas j’espère (rires) que ce sont sur ces points-là que les gens identifient le label.

Fragil : Talitres fête ses 15 ans et crée l’événement : une série de concerts à Bordeaux et à Paris (du 9 au 12 novembre), des showcases, DJ sets ou une sieste musicale, qui donnent lieu à des interviews et des articles dans la presse. Est-ce qu’il est devenu nécessaire selon toi de créer l’événement dans une industrie musicale moribonde, comme aujourd’hui les musées qui vivent énormément de leurs expositions temporaires ?

Sean Bouchard : Il est effectivement devenu nécessaire de créer l’événement mais il est aussi nécessaire de raconter des histoires. L’idée de ces 15 ans ça a été bien évidemment d’organiser ces événements : deux soirées à Paris à la Maroquinerie et deux soirées à Bordeaux parce qu’on est Bordelais, et que ça me paraissait fondamental de marquer le coup et de faire un vrai focus sur notre label et nos artistes. C’est aussi une combinaison de facteurs favorables autour de ces concerts : les tournées de Motorama et d’Emily Jane White qui coïncidaient, la proximité de Flotation Toy Warning puisqu’ils sont Anglais et que j’avais vraiment la volonté de les faire venir. Pour autant je tenais à ce que ne soit pas uniquement ponctuel et que cela puisse profiter au label de façon durable. Il y a également une compilation vinyle 10 pouces qui est fabriquée pour l’occasion grâce à un partenariat avec agnès b. qui nous soutient depuis de nombreuses années (2007). Je ne sais pas si on va avoir le temps de le faire car l’événement est maintenant dans quelques jours, mais on avait la volonté au départ d’éditer un livre pour l’occasion. Un livre qui soit le récit de l’histoire du label à la fois à travers le témoignage d’artistes, comme The National, ou de journalistes – Florent Mazzoleni, Franck Vergeade, Vincent Théval – , à travers des photographies, et pour ce qui me concerne plus directement, par des commandements, mais je les ai appelés les « heureux soupirs ». Ce sont 15 courtes phrases qui peuvent résumer ma vision de l’industrie musicale et de ce qu’est la philosophie de Talitres à l’heure actuelle. Je vais te les envoyer car il faut qu’on les dévoile un jour ou l’autre (rires) (elles sont reproduites plus bas, ndlr). Ce sera peut-être juste un fanzine…

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Flotation Toy Warning, auteurs d'un premier album en 2004 chez Talitres.
Flotation Toy Warning, auteurs d'un premier album en 2004 chez Talitres.

Talitres

Il est devenu nécessaire de créer l’événement mais il est aussi nécessaire de raconter des histoires Sean Bouchard

Tu parlais tout à l’heure des expositions temporaires dans les musées, et je pense qu’il y a un peu de ça pour l’industrie musicale, mais je profite de ce pont que tu fais pour dire qu’il est fondamental qu’un label comme le nôtre puisse créer des ponts avec d’autres champs artistiques, même si on aimerait en faire davantage et qu’on n’a pas le temps de le faire. Dans le cadre des 15 ans on a travaillé avec des illustrateurs de Rennes, l’atelier McLane. On organise à Bordeaux un échange dans une librairie qui s’appelle La Machine à Lire avec un éditeur bordelais M. Toussaint-Louverture : c’est une heure de discussion pour échanger des problématiques communes à l’industrie musicale et littéraire. Je rêverais de collaborer avec une galerie d’art contemporain, avec des producteurs audiovisuels, avec des troupes de théâtre…

Fragil : Il y a notamment une exposition de Sho Asakawa présentée à l’occasion des 15 ans au Rocher de Palmer à Cenon. L’aspect visuel est important pour toi dans l’image du label, comme une œuvre d’art totale : comment s’est construite la collaboration avec cette artiste japonaise qui s’inspire de la musique du label ?

Sean Bouchard : Si je n’avais pas monté de label indépendant, je me serais posé la question de créer une galerie d’art (rires). Je suis très fan d’une certaine peinture américaine des années 50 – Motherwell, Kline, Pollock et tous ces gens-là – mais également des peintres comme Nicolas de Staël, Soulages… Effectivement j’ai découvert cette artiste japonaise qui réside à Bordeaux à la Maison du Japon, une boutique bordelaise, je lui ai acheté une œuvre et je me suis dit qu’il fallait qu’on essaie de faire des choses ensemble. Je l’ai rencontrée et lui ai dit que je reconnaissais mes signatures musicales dans ce qu’elle faisait elle-même avec ses encres de Chine ; je lui ai passé une certain nombre de disques, et une semaine après elle m’a rappelé et m’a dit qu’elle comprenait tout à fait ce que je voulais dire car elle-même se reconnaissait dans la musique de Talitres. C’est là que je lui ai proposé une collaboration pour le visuel du T-shirt qu’on a sorti l’année dernière, et puis dans le cadre de ces 15 ans je lui ai proposé d’aller plus loin avec cette exposition d’œuvres au Rocher de Palmer. Je ne sais pas si ça va lui permettre d’avoir une quelconque exposition, mais c’était une manière de montrer qu’on pouvait travailler avec des artistes locaux, et aussi une manière de faire sortir cette artiste de ses murs (elle n’a pas de manager ou de développement commercial) et de l’exposer au plus grand nombre.

Il y a aussi la volonté de faire voyager les gens à travers tout ce que propose Talitres Sean Bouchard

En parallèle il y a l’idée qu’elle puisse projeter pendant le concert de Will Samson une succession d’encres japonaises qu’elle a créées pour l’occasion. Cela va se confirmer très bientôt mais j’attends encore l’accord de Will Samson, sachant que la vidéo colle parfaitement à sa musique.

Il y a aussi la volonté de faire voyager les gens à travers tout ce que propose Talitres. Ce qui manque parfois un tout petit peu avec Talitres, c’est le voyage. J’ai toujours aimé aller visiter d’autres pays, j’ai vécu quelques année en Asie…Je ne demande qu’une chose, c’est de pouvoir partir le plus possible et de me mettre en situation nouvelle quand je voyage, et de pouvoir découvrir d’autres cultures, d’autres modes de vie et d’autres environnements. Aller chercher des groupe russes comme Motorama, c’est aussi montrer qu’il y a une vraie scène pop-folk qui se développe à 1000 kilomètres au Sud de Moscou et que la scène russe indépendante mérite l’exposition qu’elle a.

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Will Samson jouera lors des soirées des 15 ans de Talitres à Paris et Bordeaux.
Will Samson jouera lors des soirées des 15 ans de Talitres à Paris et Bordeaux.

Sebastian Urzendowsky

Fragil : Peux-tu nous raconter comment s’est fait la rencontre avec la musique de la récente signature de Talitres, Eko and Vinda Folio ? L’un de leurs objectifs en faisant de la musique est de délivrer un message fort dans leurs chansons, en géorgien. Sais-tu de quoi parlent ces chansons ? De manière générale, es-tu sensible aux textes de tes artistes ?

Sean Bouchard : (rires) Habituellement non (il réfléchit et se ravise). Bien évidemment que je suis sensible aux textes, puisque je suis sensible à une certaine littérature, c’est faux ce que je viens de te dire! Ce que je veux dire c’est que de nombreux artistes signés sur Talitres ont des textes qui n’ont pas forcément la volonté de délivrer un message social ou politique. Je pense à un groupe comme Motorama qui porte une certaine forme de poésie dans ses textes. Yann Tambour de Stranded Horse accorde également une grande importance à ses textes.

Je peux écouter jusqu’à 200 fois un artiste quand je décide de le signer Sean Bouchard

Ce qui est assez étonnant c’est que c’est Vlad Parshin de Motorama qui m’a fait découvrir Eko and Vinda Folio. Un jour il a posté sur Facebook un lien YouTube d’un morceau d’un de ses amis géorgiens qu’il fallait absolument écouter. Je l’ai écouté et je suis tombé raide dingue de ce morceau et je l’ai écouté en boucle de manière obsessionnelle – je peux écouter jusqu’à 200 fois un artiste quand je décide de le signer. Je ne savais absolument pas ce que ça racontait car c’était en géorgien. J’ai cherché par tous les moyens possibles et imaginables à contacter le groupe, mais j’ai vite réalisé que l’un des membres recevait mes messages mais ne pouvait pas me répondre car il ne parlait absolument pas anglais et ne comprenait pas ce que je disais. On a pu finalement échanger grâce à l’autre membre qui parle un peu anglais et à l’organisateur d’un festival à Tbilissi où jouait Motorama. Pour le coup, Eko and Vinda Folio veulent porter un certain message dans leurs chansons; un message qui peut être un message d’amour comme par exemple la chanson qui va bientôt sortir en 45 tours, Shen Anateb. Sinon ce sont des messages sur la situation sociale dans leur pays, sur une naissance de droits qu’ils peuvent revendiquer en Géorgie. Je ne pourrais pas t’en dire davantage car on a seulement deux titres, mais en tout cas ils chantent en géorgien car c’est fondamental pour eux de s’adresser à leur peuple à travers leurs chansons.

Fragil : Grab That Gun de The Organ est souvent cité comme un album influent du catalogue Talitres. Quelle est l’histoire derrière cet unique album des Canadiennes?

Sean Bouchard : Je ne vais pas dire que c’est un gâchis parce que ce serait un peu triste de le concevoir ainsi, mais je trouve qu’il aurait vraiment pu se passer quelque chose avec ce groupe. On a eu une telle exposition, c’est un groupe qui est tellement singulier, qui allait piocher énormément dans des influences allant de The Cure aux Smiths mais qui avait une vraie singularité dans la façon de composer leurs morceaux, dans la façon qu’avait Katie de poser sa voix et dans leur façon d’être. Malheureusement, je pense que The Organ n’était pas prêt pour gérer cette exposition médiatique trop rapide. C’est difficile de tenir un groupe sur la durée. Un certain nombre de groupes se sont montés car ce sont des musiciens qui sont amis et qui se sont rencontrés au lycée ou à l’université, notamment The Organ. A un moment donné, l’évolution du groupe fait que les projecteurs sont braqués sur un musicien aux dépens des autres, ça peut flatter des ego et ça peu aussi détruire des relations, créer des tensions, et c’est ce qui a dû se passer dans The Organ. Je me rappelle quand je les ai vues en tournée, et notamment à La Route du Rock en 2005, que le groupe ne dégageait pas une grande sérénité backstage. Il n’y avait pas une vraie cohésion parmi les cinq membres du groupe.

Pour moi l’un des groupes qui n’a jamais eu l’exposition médiatique qu’il méritait, c’est The Walkmen. C’est un groupe complètement sous-estimé en France. Ils ont clashé car une lassitude s’est instaurée au sein du groupe et ils ont atteint les limites de ce qu’ils pouvaient faire ensemble. Un groupe, c’est avant tout un projet humain, et ça c’est compliqué à tenir.

Un groupe, c’est avant tout un projet humain, et ça c’est compliqué à tenir Sean Bouchard

Fragil : La compilation des 15 ans de Talitres sort en partenariat avec agnès b. Quelle est la part de financements privés dans le modèle économique de Talitres ? En février 2015, tu déclarais que Talitres était sur la corde raide : est-ce toujours le cas ? Est-ce aussi cette forme de challenge qui te motive ?

Sean Bouchard : (rires) Je pense que malheureusement ou heureusement, Talitres sera toujours sur la corde raide car quand j’ai monté le label en 2001, c’était le début de cette fameuse crise de l’industrie musicale, et on en est toujours pas sortis. Je garde toujours une vision optimiste des choses car sinon je ne serais pas là, ça a été un choix positif de créer le label et de continuer à sortir des disques. Par contre je suis tout de même réaliste. On est dans un contexte global de crise, et pas uniquement de l’industrie musicale, on est dans une phase de mutation numérique, et ça fait tout de même très longtemps qu’on en parle de cette foutue mutation, il faudrait quand même qu’on arrive au bout, mais ce n’est pas le cas. Le label à l’heure actuelle il tient, car on a tenu à avoir un développement à l’international. Motorama c’est par exemple un développement en France, en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne, en Russie, mais aussi en Amérique du Nord et du Sud. Le label tient car il y a une multitude de revenus qui sont parfois importants, mais qui sont aussi parfois des micro-revenus. Il y a une forme d’activité sous forme de dentelle qui est fondamentale. On reste sur la corde raide, même si je pense que le label est un peu plus installé qu’il y a quelques années. Il est possible d’avoir un peu plus de moyens, de réussir, et c’est vraiment ce que je recherche au quotidien, un regard à moyen et long terme sur l’avenir de ma structure, car c’est aussi reposant parfois d’avoir une visibilité à 10-12 mois, voire à 3-4 ans. A la sortie d’un disque souvent, on remet tout à plat et on n’est pas à l’abri d’une plantade monumentale à la veille d’une sortie importante comme ce nouvel album de Motorama – en l’occurrence je pense que ça va bien se passer – , et d’un autre côté on n’est pas à l’abri d’une réussite spectaculaire (rires). C’est ça aussi qui est stimulant dans ce métier : on peut avoir une surprise extraordinaire et ça peut décoller pour un de nos artistes. Pas pour tous, car certains ont besoin de catalyseurs. Mais Motorama, on a les moyens de les faire monter encore un peu plus.

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Le groupe russe Motorama, l'un des fleurons du label Talitres.
Le groupe russe Motorama, l'un des fleurons du label Talitres.

Anna Shulikina

On n’est pas à l’abri d’une plantade monumentale, et d’un autre côté on n’est pas à l’abri d’une réussite spectaculaire Sean Bouchard

Quant aux participations privées au sein du label, il y a plus un accompagnement de la part d’agnès b., mais sinon il n’y a pas de participation privée dans le capital de Talitres. Aujourd’hui le label s’auto-finance à hauteur de 90%. Pour le reste on a un accompagnement de la Région Aquitaine depuis les concertations territoriales de 2006. Moi je le conçois plus comme un vrai échange que comme des subventions pures et simples. Car ces aides cumulées entre les aides à la production et les aides des sociétés civiles lorsqu’on fait des enregistrements ne représentent pas plus de 10%. Et je pense qu’il ne faut pas aller au-delà car avoir trop de subventions pour un label indépendant, et ça peut paraître surprenant de dire ça, ça peut fragiliser. Avoir la nécessité de s’autofinancer à 90%, c‘est une nécessité de se structurer, de rester proche de la réalité du terrain, du concret.

Fragil : Julien Courquin de Murailles Music dit de toi que tu es un esthète : qu’en penses-tu ? Est-ce indispensable pour diriger un label ?

Sean Bouchard : (rires) Un esthète tout court je ne sais pas. Beauvallet avait mis un truc dans les Inrocks qui est assez vrai, c’était les « esthètes peinards » (rires). Je pense que c’est plus une forme d’exigence artistique. De considérer toujours et encore que le cœur de notre métier est le choix artistique. C’est évidemment totalement subjectif. Je ne considère pas que mes choix qui sont très personnels puissent résonner aux oreilles du plus grand nombre. Il y a aussi parfois une forme d’utopie mais une utopie militante en quelque sorte. Quand on écoute un groupe et qu’on est persuadé que ce groupe a besoin d’être soutenu et a besoin d’être écouté par le plus nombre, car il y a une forme de subjectivité du plus grand nombre, et qu’il faut à tout prix que le plus grand nombre découvre cette beauté, oui il y a une forme d’esthétisme.

Le militantisme de nos labels c’est d’essayer d’apporter une diversité culturelle la plus large possible et une forme d’indépendance Sean Bouchard

Et le militantisme, c’est qu’on se rend compte en regardant l’état actuel de l’industrie musicale qu’il y a une forme de concentration massive et perpétuelle. Même si je n’aime pas du tout cette dichotomie entre majors et labels indépendants. Quand on voit que les majors ont des parts dans les plate-formes de streaming, dans certains festivals, que des tourneurs organisent des festivals qui ont une envergure nationale…Il y a assez peu d’indépendance au final, donc le militantisme de nos labels c’est d’essayer d’apporter une diversité culturelle la plus large possible et une forme d’indépendance. C’est ce que fait aussi la Route du Rock à mon avis .

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Stranded Horse est signé chez Talitres.
Stranded Horse est signé chez Talitres.

Pascal Amoyel

Fragil : Quel est en ce moment le morceau que tu écoutes de manière obsessionnelle?

Sean Bouchard : (rires) C’est le morceau d’Eko and Vinda Folio que j’ai énormément écouté depuis mai dernier. Sinon j’ai évidemment beaucoup écouté le dernier album de Motorama, peut-être aussi car j’ai vraiment besoin d’être imprégné de la musique des groupes que l’on défend pour pouvoir ensuite en parler. Sur les dix morceaux de Motorama, il y en a 8 ou 9 que j’ai écoutés dans toutes les configurations et circonstances possibles. J’ai toujours tendance à dire qu’on apprécie véritablement une musique quand on la précède, cela fait partie de mes « heureux soupirs ». Quand j’écoute un morceau de Motorama, je sais 3 ou 4 secondes avant ce que le groupe va jouer ou ce que Vlad va chanter, et c’est là que la jouissance est la plus grande. Pour moi, là où il y a le plus d’extase mentale, ce sont ces quelques secondes avant l’écoute. D’où peut-être ce besoin que j’ai de fusionner avec la musique que j’écoute et qu’on va sortir chez Talitres.


Talitres – 15 heureux soupirs

1 – N’édite que les artistes qui t’emportent, te bouleversent, te font danser, pleurer et rêver.
2 – Ne publie jamais un disque pour combler le vide d’un calendrier.
3 – Souviens-toi que ton premier organe auditif est le cœur.
4 – Livre autant d’écoutes que nécessaires mais finit par précéder celles-ci.
5 – Porte aussi loin que tu peux les projets qui te portent.
6 – Soit ton premier média et honore les médias qui t’honorent.
7 – Méfie-toi de la hype, cette vouivre noire destructrice.
8 – Accorde à l’ambition sa juste place : raisonnable et démesurée.
9 – Navigue à contre-courant si le vent t’y porte.
10 – Japonise-toi.
11 – Vas voir ailleurs
12 – Collabore avec tes pairs et collabore avec tes pères.
13 – Quand l’industrie musicale ressemble à une course aux petits oignons cultive ton jardin.
14 – Jongle avec les oxymores, ils sont tes plus tendres compagnons.
15 – Sois sûr de tes choix mais ne sois sûr de rien.

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Festival [Sonor] : l'humanité sur écoute

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La France sauvée grâce à la retraite musicale de Maître Gims ?

Sans la musique (et l'art), la vie serait une erreur. Passionnée par le rock indé, les arts visuels et les mutations urbaines, Sandrine tente de retrouver l'émotion des concerts, de restituer l'univers des artistes et s’interroge sur la société en mutation.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017