21 avril 2017

« In Bloom » : dompter le dinosaure

« In Bloom » : c’est ce titre d’une chanson de Nirvana qui a été choisi par la compagnie de danse Chute Libre pour sa version hip-hop sombre et grave d’un monument du ballet du début du XXe siècle : « Le Sacre du Printemps ».

« In Bloom » : dompter le dinosaure

21 Avr 2017

« In Bloom » : c’est ce titre d’une chanson de Nirvana qui a été choisi par la compagnie de danse Chute Libre pour sa version hip-hop sombre et grave d’un monument du ballet du début du XXe siècle : « Le Sacre du Printemps ».

Au TU à Nantes dans le cadre de Flashdanse au mois de janvier dernier, à Capellia (La Chapelle-sur-Erdre) pour Hip OPpsession en mars, mais aussi à Rennes, Sarzeau, Saint-Nazaire, Briançon ou Sainte-Maxime, In Bloom a été largement diffusé depuis sa création en novembre 2016. C’est en voisin que Fragil a rencontré les chorégraphes Pierre Bolo et Annabelle Loiseau, ainsi que deux danseurs de la compagnie Chute Libre, basée à la Fabrique Dervallières, pour débattre avec eux création et philosophie à table, dans la cuisine. Une rencontre – humaine, esthétique et riche de sens – pour un spectacle viscéral et incroyablement puissant.

En résonance

Objet de culte chorégraphique, on s’y confronte, on s’y attaque, que l’on s’appelle Maurice Béjart, Pina Bausch ou Angelin Preljocaj. Pour Le Sacre du Printemps, considéré comme une œuvre majeure du répertoire, tout a pourtant commencé par un scandale. Celui de sa création en 1913 devant un public parisien encore trop conservateur. Sur la partition contemporaine et brutale d’Igor Stravinski, le chorégraphe russe Vaslav Nijinski donnait à voir une danse tribale et fractionnée, accompagnée de costumes étranges, avec pour thème le sacrifice d’une jeune fille à la Terre pour invoquer le retour du printemps, et dont la choquante modernité valut jadis au spectacle le quolibet facile de « massacre du printemps ».

Le Sacre du printemps par le théâtre Mariinsky de Saint-Petersbourg (retransmis par Arte à l’occasion des 100 ans du ballet en 2013)
Le Sacre, c’est lui qui a frappé à notre porte.
Annabelle Loiseau et Pierre Bolo

Alors comment en vient-on à s’attaquer à un tel monument, a fortiori quand on est danseur de hip-hop ? C’est le résultat d’un cheminement. En parallèle de son activité de danseur et de chorégraphe, Pierre Bolo, qui a créé avec Annabelle Loiseau la compagnie Chute Libre en 2005, se nourrit depuis plusieurs années du monde du théâtre, en travaillant comme acteur, notamment auprès de David Bobée. Avec lui, il a eu l’occasion de se confronter à des textes de répertoire, a alimenté sa réflexion de chorégraphe. De là est né un questionnement : qu’est ce qu’un texte de répertoire en danse ? « En travaillant sur un texte classique en théâtre, tout le travail se concentre sur la mise en scène et l’interprétation, car le socle existe déjà », explique Pierre. « Par rapport à tout ce que nous avions fait avant, nous avions envie d’une démarche similaire. D’avoir l’occasion de véritablement développer l’interprétation. Le Sacre, c’est lui qui a frappé à notre porte, comme une évidence qui s’est imposée, notamment par rapport au résonnement chorégraphique que l’on y trouve avec le hip-hop : le piétinement, le rapport au sol, le postural, sur lesquels Nijinski a beaucoup travaillé, et qui sont très présents dans le hip-hop, et aussi dans nos dernières créations. »

À la première écoute, ça paraissait très éloigné de la danse hip-hop, de son groove. Mais ce qu’on s’est pris dans la gueule, avec Annabelle, c’est que les danseurs sur le plateau ont fait groover Stravinski !

Pierre Bolo

Les danseurs de la compagnie, issus presque tous de l’univers du hip-hop, mais néanmoins de courants différents, ont dû tout d’abord apprivoiser cette musique polyrythmique, impossible à compter et très différente de ce qu’ils avaient pu connaître auparavant. Leonard Bernstein disait du Sacre qu’il était comme un dinosaure à dompter. Comment alors faire jaillir de l’ancêtre animal ce groove, ce flow si caractéristique de la danse hip-hop ? « La musique était incompréhensible pour nous, elle semblait impossible à dompter », explique Gabriel Um Tegue, un des danseurs de la compagnie. « Et pourtant les chorégraphes étaient confiants, ils nous l’ont fait écouter plusieurs fois et maintenant on sait jouer avec, on la connaît pratiquement par cœur. » Annabelle et Pierre ont en effet laissé une grande liberté aux danseurs, en donnant de grandes directions, mais en laissant chaque personnalité poser sa gestuelle sur la partition. « Composer dessus, faire les comptes, entendre les top, ce n’est pas facile », poursuit Kévin Ferré, également danseur sur In Bloom. « Tout seul, à l’écoute, on arrive à se repérer, mais à plusieurs, c’est très difficile. Ou alors, il faut attendre que tout le monde connaisse [la partition] à l’oreille. » Apprivoiser cette musique serait donc de l’ordre de l’intime, chaque danseur le faisant avec ses codes chorégraphiques et son ressenti propres. Mais l’élan, lui, est sans aucun doute collectif, et la démarche de création, chorale. « La pièce est très écrite, mais ce n’est pas figé, c’est à chaque fois de l’improvisation dirigée, notamment dans les solos », poursuit Annabelle. « Certains passages se jouent sur le ressenti du moment, ce serait aller droit dans le mur que des les écrire. » Ainsi s’est construit In Bloom en un « ballet d’individualités ».

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Les danseurs de la compagnie, issus presque tous de l’univers du hip-hop, mais néanmoins de courants différents, ont dû tout d’abord apprivoiser cette musique polyrythmique.

Stéphane Tasse

« Vivre avec »

Si le challenge était esthétique, il l’était aussi dans le sens que les chorégraphes ont souhaité donner à cette réinterprétation. « La complexité était dans le sens même de la pièce, dans laquelle le sacrifice d’une jeune fille pour l’arrivée du printemps n’avait plus rien d’ancré dans le monde d’aujourd’hui. Alors, on a pris les choses à l’envers, on est partis du principe qu’elle était morte, et on a travaillé sur le deuil. On a tout de même travaillé sur le thème du rituel, mais après la mort. Puis, le questionnement s’est transposé : comment ce groupe d’humains, cette tribu, cette famille, va transcender cette mort pour aller au-delà. »

Sur scène, les corps sont traversés de spasmes qui reflètent la douleur physique que l’on peut ressentir face au deuil. L’ambiance est pesante, les relations entre les membres de la tribu sont lourdes. « Puis on s’allège, au fur et à mesure, y compris dans les costumes. On apprend à vivre avec cette douleur, comme dans la vraie vie. »

Ce rapport du groupe à la mort d’un membre de la tribu, de la famille, est donc ce qui structure la pièce, mais chacun peut y lire ce qu’il veut. En tant que spectateur de danse, il nous appartient en effet de nous créer notre propre imaginaire, issu de nos codes propres, de notre culture, mais avant tout de notre ressenti. Un spectacle de danse peut tout aussi bien être une expérience physique pour celui qui le reçoit, même assis dans son fauteuil. Car au-delà de toute analyse, que recherche-t-on en tant que spectateur si ce n’est d’être bousculé ?

C’est ma génération qui m’a fait ça

Et pour en faire une pièce résolument contemporaine, Pierre Bolo et Annabelle Loiseau l’ont ancrée dans l’histoire d’une génération. Celle qui, dans les années 90, a vu ses espoirs en fleurs faner trop tôt dans un monde qui les a déçus. Cette génération qui a vu naître à la chute du mur de Berlin un monde libre dans lequel tout semblait enfin possible et qui l’a vu au fil des crises se refermer sur lui-même, jusqu’à brutalement cesser d’exister le 11 septembre 2001.

Cette « génération sacrifiée », la voilà qui s’exprime, s’active sur scène comme dans la vie. Elle est en colère, elle souffre, puis apprend à « vivre avec ». Avec ses errances, ses doutes, sa conscience de la résignation inévitable. Transposée dans un univers urbain, brut, où les projecteurs font partie intégrante de la chorégraphie au point d’en aveugler les spectateurs, le mythique Sacre du printemps, vieux de plus d’un siècle, revêt une évidence contemporaine.

Fruit d’un gros travail de documentation et de recherche chorégraphique, ce Sacre est loin de trahir la singularité du ballet original et s’inscrit aussi dans la lignée des nombreuses versions dont ce dernier a fait l’objet. Deux ans de travail pour un spectacle abouti, dont la violence ne laisse pas indifférent.

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Transposée dans un univers urbain, brut, où les projecteurs font partie intégrante de la chorégraphie au point d’en aveugler les spectateurs, le mythique Sacre du printemps, vieux de plus d’un siècle revêt une évidence contemporaine.

Stéphane Tasse

Après la confrontation à une telle pièce, vers quel défi se tourner à présent ? Pour les deux chorégraphes, il n’est pas forcément à chercher dans la danse en elle-même, mais peut-être davantage dans le processus de création. « Nous souhaiterions essayer d’appliquer un concept philosophique – ou politique – à la création : l’anarchie ! Est-ce que, comme dans la société civile, le pyramidal est forcément la bonne idée ? En tant que chorégraphes, nous sommes décideurs, on chapeaute, bien que l’on se soit nourris des danseurs et de leurs énergies. Mais nous avons fait le travail en amont et les danseurs ont apporté des « réponses » à nos « questions ». Là, nous aimerions peut-être nous poser les questions tous ensemble, ça aurait plus de sens. » Et ce questionnement sur le travail chorégraphique pose aussi des questions très concrètes, car l’idée est de pousser l’expérience dans la pratique : comment s’organiser sur scène, en répétition ? « Si on ne se dit pas : demain, on commence à dix heures, que se passe-t-il ? Que faire si personne ne décide du mouvement à faire, du déplacement ? Il y aura du bordel, forcément, mais on a envie d’expérimenter une forme d’autogestion et savoir si de l’anarchie naît forcément le chaos » Il y a fort à parier que les danseurs de la compagnie y trouveront, une fois de plus, une réponse forte de sens.

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Aime les belles lettres et les beaux mouvements, se meut et s'émeut parfois passionnément. Par-dessus tout, regarde le monde avec ses propres yeux et parie sur les esprits éclairés pour faire bouger les lignes. Sage bohémienne, elle aime l'ordre autant que le bordel, surtout quand il est créatif.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017